L’offensive Broussilov, une occasion manquée ?

– A la fin 1915, l’EMG de Berlin pense l’Armée russe finie après la victorieuse offensive d’Eberhard von Mackensen de Gorlice-Tarnow en Galicie. D’où le grand débat au sein de l’EMG entre Ludendorff et von Hindenburg qui pensent qu’il faut définitivement mettre la Russie hors d’état de nuire, alors que von Falkenhayn (qui est russophile) mise sur une frappe colossale à l’Ouest afin de forcer les Français à négocier. Mais les Alliés ont aussi planifié toute une série d’offensives à l’échelle européenne. C’est un vent d’Est qui viendra soulager les défenseurs de Verdun mais qui ne soufflera pas jusqu’à Vienne ou Budapest, comme espéré à Saint-Pétersbourg.

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1 – LE CHANT DU CYGNE DE L’ARMÉE DU TSAR

– Les Allemands ne savant pas que l’Armée russe accomplit un redressement pour l’année 1916. En dépit des pertes terribles consenties depuis 1914, la Russie a vu son industrie de guerre accroître sensiblement sa production en obus et en canons. Si le ravitaillement allié en armes et munitions est limité en raison de l’échec de Gallipoli, les navires français et britanniques parviennent à Arkhangelsk via la Mer du Nord ou le Pacifique. Et des trains acheminent continuellement des obus depuis la Sibérie (1). Seulement, l’Armée est sérieusement infiltré par l’esprit révolutionnaire et beaucoup de soldats-paysans supportent de plus en plus mal les mauvais traitement et le manque de considération dont font preuve beaucoup d’officiers. Et au niveau de l’armement, l’Armée de Nicolas II manque cruellement d’artillerie lourde, contrairement à ses adversaires.

– A la fin de l’année 1915, lors de la Conférence interalliée de Chantilly, les principaux chefs de l’Entente conviennent de lancer une série d’offensives à l’ouest, à l’est et sur le front des Alpes italiennes. Mais en mars 1916, les Français pressent le commandement russe d’attaquer sur son front afin d’alléger la pression sur Verdun. Nicolas II – qui a pris le commandement de son armée – et son Chef d’état-major Mikhaïl Alekseïev décident d’attaquer en force dans la région de Wilna-Narotch en Lituanie, un secteur composé de bois, de lacs et de marécages. L’attaque est confiée à la Xe Armée (Aleksei Evert), avec 1,5 million d’hommes contre 1 millions d’Allemands. Mais l’offensive est mal préparée, disposant d’une artillerie insuffisante et les Russes peinent à avancer face à des positions allemandes très bien aménagées. Résultat entre 70 000 et 110 000 soldats russes sont gaspillés en pure perte contre 20 000 Allemands.

– Seulement, malgré l’affaiblissement du moral de l’Armée et la fatigue qui gagne la population qui commence à ressentir durement les privations alimentaires (notamment dans les villes), Nicolas II, son Ministre de la Guerre et Alekseïev entendent bien respecter les engagements pris à Chantilly. Une nouvelle offensive est donc prévue la fin du printemps 1916, en même temps que Joffre et Haig lanceront leur offensive sur la Somme en France et que les Italiens attaqueront une fois de plus sur l’Isonzo. Ces offensives en série ont pour but d’affaiblir les Empires centraux qui devront relâcher leur pression sur les deux fronts. Seuls Ivanov et Evert se montrent hostiles à une telle entreprise, estimant que l’Armée russe manquant d’artillerie lourde, il serait plus raisonnable d’adopter une position défensive.

– Par conséquent, Nicolas II confie à Aleksei Broussilov le commandement du Front du Sud-Ouest en remplacement d’Ivanov. Aleksei Kalédine le remplace alors à la tête de la VIIIe Armée. Broussilov a sous son commandement les VIIIe, XIe (Sakharov), VIIe (Chtcherbatchev) et IXe (Letchinsky) Armées russes. Le tour regroupe 55 divisions, soit 40 d’Infanterie et 15 de Cavalerie. Notons aussi la présence d’un groupe d’automitrailleuses belges. Son ordre est de frapper l’Armée austro-hongroise en Galicie pour le 4 juin. Mais pour cela, il faut donner à ses forces des objectifs et des tâches précises, en sachant que les obus viendront irrémédiablement à manquer pour les canons. Et l’artillerie manque toujours de pièces lourdes. Néanmoins, Broussilov innove quant à son plan d’attaque. Chacune de ses armées doit attaquer sur quatre axes parallèles en divers endroits du front afin de tromper les Austro-Hongrois et les empêcher de masser une importante réserve.

– Broussilov planifie une attaque sur plus de 300 km de front. Au nord, la VIIIe Armée de Kalédine doit partir de Rowna pour attaquer en direction de Lutsk contre la IV. Armee de l’Archiduc Joseph Ferdinand. Sur son aile gauche (sud), la XIe doit percer le dispositif de la II. Armee (von Bohn-Ermoli) entre Brody et Tarnopol et progresser en direction de Lemberg (Lvov) en face de la Süd-Armee (Bothmer). En même temps, la VIIe Armée doit attaquer à la droite de la XIe en direction de Stanislau, pendant que tout au sud, la IXe doit forcer le front du Dniestr tenu par la VII. Armee (Pfanzer-Baltin) pour s’emparer de Czernovitz.
Broussilov prévoit aussi un bombardement d’artillerie beaucoup plus court mais sur des cibles situées en profondeur du dispositif ennemi. Ainsi, les avions qui coopèrent avec le Front du Sud-Ouest photographient les routes et les postes de commandement qui seront ciblés en priorité. Et le tir de préparation devra durer moins de cinq heures. L’Artillerie est aussi amenée au plus près du front et devra suivre l’avance de l’Infanterie. Les officiers reçoivent également une instruction plus poussée sur le terrain qu’ils auront à conquérir. Broussilov et ses généraux mettent ainsi six semaines à préparer cette grande offensive. Autre nouveauté, sachant que les Autrichiens connaissent assurément ses préparatifs d’offensive, le général russe fait en sorte de les tromper sur les secteurs où se produiront ses attaques principales. Cette technique sera bien sûr perfectionnée par les penseurs stratégiques de l’Armée Rouge (2). Enfin, sur l’aile droite du Front du Sud-Ouest (nord), le Front de l’Ouest d’Evert doit effectuer une attaque de diversion, afin de fixer les forces allemandes mais son commandant y mettra de la mauvaise volonté.

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2 – DÉBUTS PROMETTEURS POUR DES ERREURS COÛTEUSE

– Le 4 juin, Broussilov déclenche sa grande offensive. Durant quatre jours, le succès est au rendez-vous pour les Russes. Les lignes fortifiées autrichiennes sont emportées. Lutsk est reconquise au nord et la rive gauche du Dniestr est dégagée. Les Russes font 375 000 prisonniers, sans compter les dizaines de milliers de tués et de blessés. Mais le 9 juin, Broussilov apprend avec déception que Britanniques et Français n’attaqueront que fin juin en raison du mauvais temps. En plus de cela, Evert ne lance qu’une faible offensive contre les Allemands dans le secteur de Baranovitchi, afin d’économiser ses forces. Mais devant le succès de Broussilov, l’état-major prélève des forces au Front de l’Ouest pour les transférer à celui du Sud-Ouest dont les unités de première ligne commencent à fatiguer. En dépit des premiers succès, Kovel ne peut être reprise Néanmoins, en cinq jours, les quatre armées de Broussilov ont avancé de 30 km de profondeur sur un peu moins de 400 km de large. Même depuis Saint-Pétersbourg la STAVKA accuse la surprise ! A Vienne, en revanche, l’état-major de Conrad von Hötzendorff accuse durement la catastrophe qui se profile. La première mesure est d’expédier d’urgence des troupes stationnées dans les Alpes. Et à Berlin, la nouvelle inquiète également von Falkenhayn.

– Mais voilà, selon l’historien russe Alekseï Nielipovitch, Broussilov commet une erreur dans l’exécution de ses plans. Il s’entête à prendre Kovel au lieu de déplacer son axe d’attaque principal vers le sud, en Bucovine. Par conséquent, les troupes du Front de l’Ouest – dont une bonne partie de réserves –  s’épuisent inutilement à conquérir un secteur recouvert de bois et de marécages. (3) Dans ses Mémoires, Broussilov charge Alekseïev de ne pas l’avoir suffisamment fourni en hommes et de lui avoir donné des objectifs sans cohérence. Mais en retour, Broussilov, passé les premiers succès, a dépensé ses forces dans des attaques émoussées (4). Par conséquent, l’offensive doit s’arrêter après de furieux combats le 20 septembre. Partis sur une série de succès tactiques prometteurs, elle s’achève sur une nouvelle impasse stratégique. La Russie a perdu plus de 2 millions d’hommes dont 500 000 tués. Pertes qui seront difficilement remplaçables comme on l’imagine et qui contribuent à décrédibiliser davantage le régime tsariste. De son côté, l’Autriche-Hongrie connaît un déficit de plus de 1 million de soldats, toutes nationalités confondues. Et cela aura pour l’Empire, de graves conséquences en matière de politique intérieure.

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Aleksei Broussilov

3 – LES RÉPERCUSSIONS : VERDUN ET LA ROUMANIE 

– Si les troupes de Ludendorff et von Hindenburg n’ont pas du tout été ébranlées par l’offensive de Galicie, le GEM de Berlin craint que son allié ne connaisse un effondrement rapide sur cette partie du front. En urgence, von Falkenhayn fait mettre un corps d’armée (4 divisions) sur rail qu’il expédie en direction de la Galicie pour rétablir la situation. Or ce corps d’armée était destiné à être lancé contre les défenses de Verdun dans l’espoir d’épuiser encore l’Armée française dans des combats défensifs et l’empêcher d’épauler les Britanniques sur la Somme. Par conséquent, après les derniers combats du Fort de Souville, le front de Verdun reste calme durant l’été, permettant à Nivelle et Mangin de reposer leurs troupes et de préparer les offensives de reconquêtes pour l’automne.

– L’offensive Broussilov fait également entrer la Roumanie dans la guerre. Né en 1859 par l’unification des provinces ottomanes de Valachie et de Moldavie, le petit royaume roumain se trouve coincée entre ses deux puissants voisins autrichien et russe et la Bulgarie. Or, depuis 1914, le pays est convoité autant par la Triplice que part l’Entente. Si le Roi Carol Ier est favorable à Berlin et Vienne, son fils Ferdinand Ier penche davantage pour l’Entente. En outre, le petit royaume lorgne sur les provinces hongroises de Transylvanie et de Bucovine. Par la voix de l’Ambassadeur austro-hongrois à Bucarest Ottokar Czernin, Vienne et Berlin jouent autant de la conciliation que de l’intimidation. Si Berlin appelle Vienne à composer avec Bucarest sur des questions territoriales, Conrad von Höltzendorff fait masser 25 000 hommes – de qualité médiocre – en Transylvanie dans le but de surveiller les incursions roumaines. Mais tout montre que les puissances centrales n’ont pas une réelle confiance dans le petit royaume. De leur côté, en 1916, les diplomates britanniques et français font miroiter aux Roumains une annexion de la Transylvanie en cas de ralliement à leur cause et du déploiement de l’Armée roumaine. Alléché par la promesse, le Président du Conseil Ion Bratianu signe un Traité d’alliance avec Paris, Londres, Rome et Saint-Pétersbourg le 17 août 1916. Bucarest mobilise plus de 2 millions d’hommes mal armés, mal équipés et mal commandés sur une population de 10 millions d’âmes.

– Mais comme l’explique John Keegan, Russes et Français n’ont pas d’accord commun sur les buts de l’emploi de l’Armée roumaine. Les Français souhaitent que les troupes de Ferdinand Ier lancent une offensive dans le nord de la Bulgarie pour soulager le Front de Salonique. Mais Broussilov n’est guère enthousiaste quant à l’envoi de troupes russes en Roumanie pour aider les Roumains à conquérir les provinces austro-hongroises convoitées. En fait, le chef d’état-major du Tsar estime que la Roumanie lui aspirera des réserves en hommes et en matériel davantage utiles en Galicie (5).

– Quoiqu’il en soit, le 27 août, Bucarest déclare la guerre à Vienne. Bien que mal formée et partiellement équipée en matériel lourd, 620 000 Roumains pénètrent en Transylvanie et cause la fuite des populations hongroises. Les députés et ministres hongrois pressent alors rageusement l’Empereur et von Hötzendorff de mettre fin aux incursions des « barbares valaques » et refusent toute idée de repli. Mais hormis les 25 000 hommes d’Arz von Straussenburg, Conrad von Hötzendorff a peu de réserves sous la main. Mais Berlin et Sofia réagissent rapidement de leur côté. Et c’est Erich von Falkenhayn fraîchement déchu de son poste de Chef du grand Etat-major impérial qui est chargé de la contre-attaque. Sans s’attarder dans les détails tactiques, alors que les Bulgares bousculent les Roumains par la Droboudja, von Falkenhayn confie la contre-attaque à la IX. Armee de l’énergique Eberhard von Mackensen, avec des éléments autrichiens. Disposant de l’Alpenkorps, formation d’élite, von Mackensen franchit les cols des Carpates et inflige de lourds revers à une armée qui ne fait pas le poids. L’Armée roumaine est saignée à blanc. Il s’en faut peu pour que la totalité du territoire soit occupé par les puissances centrales. C’est le manque de réserves qui empêche von Mackensen et les Bulgares d’achever l’invasion du pays à la fin 1916, butant ainsi sur le front de Marasesti. En tout cas, selon John Keegan toujours, l’entrée en guerre de la Roumanie n’aura été qu’une illusion (6).

 

 


(1) – KEEGAN J. : Histoire de la Première Guerre mondiale, Perrin
(2) – On la connaîtra en 1941-1945 sous le terme « Maskirovka »
(3) – LOPEZ J. & McLASHA Y. : « Alexeï Broussilov, des Blancs aux Rouges », in Guerres & Histoire, n° 30, avril 2016
(4) – LOPEZ J. & McLASHA Y. Op.Cit.
(5) – KEEGAN J. Op.Cit.
(6) – Ibid.

 

 

 

 

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