La campagne britannique de Mésopotamie (1)

– Les récentes guerres du Golfe et l’actuelle situation géopolitique catastrophique du Moyen-Orient on fait oublier que l’actuel Irak (du moins ce qu’il en reste) a été le théâtre de combats durant la Grande Guerre. Il s’agissait alors de la confrontation entre l’Empire ottoman agonisant et l’Empire britannique alors à son zénith. Déclenchée par les Britanniques dès la fin 1914, la campagne de Mésopotamie a connu des phases calmes et des phases de combats plus intenses. Mais contrairement au front de l’Ouest, elle n’a pas été marquée par une guerre de position mais bel et bien par un combat de manœuvres, certes tempérés par les conditions climatiques et physiques de la région. Concomitante à la guérilla de Lawrence d’Arabie dans le Hedjaz et tard à la campagne d’Allenby en Palestine, la campagne de Mésopotamie va contribuer – en dépit de l’échec retentissant de Kut el-Amara – à l’éclatement de l’Empire Ottoman et au redécoupage des frontières régionales.

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1 – LES ENJEUX STRATÉGIQUES

– En 1914, la Mésopotamie est encore l’une importantes régions de l’Empire ottoman. Bien qu’éloigné de Constantinople par 2 400 km, Bagdad reste un important centre économique et culturel. En outre, la Mésopotamie est privilégiée d’un point de vue hydrique grâce au Tigre et à l’Euphrate qui lui permettent de disposer de terres fertiles. En outre, les deux fleuves connectent plusieurs villes de l’intérieur de l’Empire avec le Golfe Persique. La population de cette partie de l’Empire est à majorité arabe. Mais l’on compte des minorités kurdes, arméniennes et même juives. Du point de vue religieux, les Chi’ites (arabes) sont majoritaires dans les basses vallées du Tigre et de l’Euphrate, alors que les Sunnites dominent les plaines au nord de Bagdad. En revanche, cette région compte en 1914, une importante communauté chrétienne scindée en plusieurs rites (Assyriens, Chaldéens, Syriaques…) mais dont les origines remontent à l’Antiquité. On sait trop malheureusement, ce qu’il adviendra d’eux des décennies plus tard…

– La Sublime Porte a dû privilégier certaines priorités, tout en limitant ses prérogatives. Mais en dépit de ses distances qui compliquent les communications intérieures de l’Empire, les provinces de Mésopotamie bénéficient d’avantages notables : Résurgence des Routes de la Soie, Mossoul reste un important carrefour commercial, entre le Levant et la Perse ; les deux grandes villes saintes du Chi’isme (Nadjaf et Kerbala) attirant un grand nombre de pèlerins ; enfin le débouché du Port de Basorah avec le Chat-el-Arab et le Golfe persique. Basorah permet donc à l’Empire ottoman de commercer avec les ports d’Iran, d’Inde et d’Afrique. Ainsi, la Mésopotamie reste une région pourvoyeuse de richesses, bien intégrée dans un réseau commercial régional.

– Les Britanniques commercent avec cette région dès 1846 avec l’acquisition de droits de navigation sur le Tigre et l’Euphrate. Leurs revenus commerciaux s’accroissent sensiblement avec le creusement du Canal de Suez (1869). En 1846, les L’administration ottomane plus lâche qu’en Turquie et au Levant permet à Londres de contrôler tout le commerce transitant par Basorah. En 1911, Londres et les Indes deviennent le premier partenaire commercial du port. Autant dire que la Grande-Bretagne considère cette région comme hautement stratégique pour ses intérêts de par son positionnement le long de la Route des Indes. En 1903, sous la conduite de Lord Landsdowne (Henry Petty-FitzMaurice) alors Secrétaire du Foreign Office, Londres en vient à proclamer une sorte de « doctrine Monroe » (1) sur le Golfe Persique. Cette orientation géopolitique conduit à penser qu’il faut empêcher l’établissement d’une nouvelle puissance navale dans la région (grâce aux ports d’Arabie). Déjà en 1820, Londres signe un traité général contre la piraterie. Par la suite, le Gouvernement général des Indes signe une série de traités navals avec les potentats arabes locaux : États de la Trêves (2) (1835), Bahreïn (1861), Koweït (1899 et 1914) et le Qatar (1916).

– Dès la fin du XIXe siècle, il devient évident que la Grande-Bretagne est beaucoup plus implantée économiquement en Mésopotamie, profitant des réformes administratives ottomanes et de l’amélioration des transports dans la région. Ainsi, les Britanniques participent à d’importants projets visant à l’amélioration de la production agricole et de l’irrigation. En 1908, la découverte de gisements pétrolifères en Perse voisine donne à cette région une nouvelle importance stratégique. En 1914, l’Anglo-Persian Oil Company (APOC) y obtient l’exclusivité des droits de prospection. Par conséquent, l’Amirauté se penche sur l’enjeu de la sécurisation du transport de pétrole depuis les rives du Golfe jusqu’à la Méditerranée. En outre, cela diminue sensiblement dépendance de Londres d’autres pays fournisseurs comme la Roumanie, la Russie, les États-Unis et le Mexique.

– Mais en dépit de cette implantation, les Britanniques s’inquiètent de la concurrence des Russes en Perse. Le contentieux est réglé – avec la médiation de la France – lors de la Convention anglo-russe de 1907 (donnant de facto naissance à la Triple Entente). Du coup, la nouvelle source d’inquiétudes pour Londres se nomme Berlin. En effet, dès la fin du XIXe siècle, les Allemands entreprennent d’investir davantage dans l’Empire Ottoman. En 1903, le Gouvernement turc octroie à Berlin à la Compagnie germano-anatolienne la concession sur la ligne Konya – Golfe persique (via Bagdad). Ce que le Foreign Office interprète comme une dangereuse extension vers l’est de la part des Allemands. Londres envisage de voir Berlin entamer également des prospections pétrolières dans le Golfe. Bien évidemment, cela encourage plusieurs roitelets de la région à faire monter les enchères dans leurs négociations avec les européens, particulièrement l’Émir du Koweït Sheikh Mubarak ibn Salah al-Salah.
D’autre part, au début du XXe siècle, l’Allemagne accroît ses échanges commerciaux au Moyen-Orient, grâce à la ligne maritime Hamburg-Amerika. Le Consul d’Allemagne à Busheïr, Wilhelm Wassmus rapporte à Berlin que le Résident britannique Sir Percy Cox « éprouve une crainte à chaque succès commercial obtenu par l’Allemagne dans le Golfe persique ». Londres s’alarme également quand le Baron Max von Oppenheim effectue une tournée diplomatique dans les pays arabes. L’inquiétude s’accentue avec les rapports rédigés par le successeur de Cox, John Lorimer et par Stuart Knox, Consul Général de Grande-Bretagne au Fars. Les deux diplomates expliquent que les ambitions économiques allemandes au Moyen-Orient sont motivées par des objectifs plus politiques, comme y concurrencer tout simplement l’influence de la Grande-Bretagne. En avril 1914, les Britanniques refusent aux Allemands le droit de poser un câble télégraphique à travers le Golfe persique afin de relier l’Allemagne à la Chine. Mais comme le souligne Urich C. Christiansen, la peur d’une « menace » allemande vient remplacer la concurrence russe en Perse. Quant à savoir si l’Allemagne était en mesure de menacer sérieusement les intérêts économiques britanniques au Moyen-Orient, la réponse doit être nuancée (3). Or, dans le même temps, les Allemands se sont lancés dans l’expansion de leur Empire colonial, notamment en Afrique et dans le Pacifique, ce que Londres ne regarde pas forcément d’un œil complaisant.

– En revanche, l’Allemagne s’implique la vie militaire de l’Empire ottoman. Dans le cadre de la modernisation de l’Armée engagée à la fin du XIXe siècle. Avec la mission militaire allemande emmenée par le Général Colmar Freiherr von der Goltz à Constantinople (1883-1895), Berlin contribue à la réorganisation de l’Armée du Sultan. Après l’arrivée de Liman von Sanders, l’assistance militaire s’intensifie avec le détachement de hauts-officiers ottomans (dont le futur Ministre de la Guerre Sevket Pacha).
Et ajoutons les démarches de Guillaume II lui-même. En 1889 et 1898, le Kaiser se rend en visite officielle à Constantinople, honoré de la pompe qui convient à son rang. Lors de sa seconde visite, il se rend également à Damas et Jérusalem. Il prononce même un discours à Damas saluant le Sultan Abdul Hamid II comme Chef de tous les Musulmans dans le Monde et donc, de ceux vivant dans les Empires français, russe et britannique. L’inconséquence – ou la naïveté – de Guillaume II ne va pas (encore) sans provoquer quelques sueurs froides au Foreign Office mais aussi au Gouvernement Général des Indes.

– Mais si les Britanniques s’inquiètent pour leurs intérêts, le Gouvernement Turc se retrouve confronté à un problème plus politique. Le commerce pratiqué avec la Grande-Bretagne a permis aux notables de Mésopotamie de s’enrichir. Or, ses élites locales en viennent à contester davantage la centralisation et la fiscalité de l’Empire déclinant. Leurs revendications sont donc autant politiques (davantage d’autonomie) qu’économiques (utilisation de la collecte des taxes pour des usages locaux). En 1913, le mouvement contestataire s’intensifie, notamment à Basorah sous la conduite de Sayed Talib, notable issu de l’une des plus importantes familles de la ville portuaire. Mais la contestation de Talib s’accompagne d’une lutte d’influence contre l’autre tribu influente localement, celle des Muntafik. En juillet 1914, un accommodement est trouvé entre Talib et le Vali (gouverneur) de Basorah ; le premier convainquant tout simplement le second de prendre les armes contre les Muntafik ! Les alliances tribales fluctuantes seront donc aussi un enjeu sérieux pour les Britanniques.

– Lorsque Londres déclare la guerre à Constantinople, les décideurs britanniques sont bien décidés à ne pas laisser le Golfe persique sans défense. On envisage donc de lancer une campagne dans la région, avec l’aide des troupes de l’Armée des Indes.

(1) CHRISTIANSEN Ulrich Coates : The First World War in the Middle West, Hurst & Company Publishig
(2) : Il s’agit alors d’Abu Dabi, d’Ajman, de Dubaï, de Charjah, d’Umm al-Quwain et du Ras al-Kahaimah. Ils donneront naissance au XXe siècle aux EAU.
(3) CHRISTIANSEN U.C. : Op.Cit

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