Guerre d’indépendance irlandaise : les Britanniques contre la guérilla

Quand la Grande-Bretagne décide de réagir aux attaques des nationalistes irlandais, elle se retrouve devant un cas de figure assez unique : une guérilla sur le territoire même du Royaume-Uni. Or, l’Armée britannique a clairement une expérience de contre-guérilla, notamment en Inde, au Kenya ou en Afrique du Sud. Sauf que dans le cas irlandais, il s’agit de lutter contre des sujets de la Couronne (avec des droits civiques réduits, il est vrai) et non pas contre des rudes fermiers boers ou des tribus africaines. Cette fois, l’ennemi possède une nette culture politique et maîtrise mieux la propagande. Mais Londres va d’abord miser sur la seule force militaire sans parvenir à mettre fin à la guérilla, même si les forces armées vont marquer des points. Finalement, la solution viendra de la politique.

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1 – L’OPTION PARAMILITAIRE

En 1919, l’IRA mène la vie dure à la Royal Irish Constabulary, avec toute une campagne d’intimidation. La population catholique irlandaise s’y joint en ostracisant littéralement des communautés locales, les familles des membres de la RIC. Si bien que face à un adversaire quasiment insaisissable et une population de plus en plus hostiles, la RIC accuse une alarmante chute du moral qui cause un accroissement des démissions. Le Gouvernement de Lloyd-George décide en premier lieu de renforcer la Royal Irish Constabulary. Contrairement à ce que l’on a prétendu par la suite, Sir Henry Wilson (Chef d’état-major impérial, CIGS) estime que la situation en Irlande est suffisamment explosive et l’emploi de l’Armée mettrait le feu aux poudres. Ainsi, contrairement à ce que l’historiographie irlandaise a avancé, Wilson penche pour l’augmentation des effectifs de police. Or, il est impossible de transférer une force de police de l’Angleterre à l’Irlande. Une première solution – radicale – est avancée au Cabinet de David Lloyd-George par Sir John French (l’ancien commandant du British Expeditionnary Force de 1914 à fin 1915), Lord Lieutenant d’Irlande. Dans le contexte de démobilisation de l’Armée victorieuse de 1918, French prône ni plus ni moins le recrutement d’anciens officiers et soldats. French, puis ensuite

Sir Ian McPherson (Chief Secretary for Ireland à partir de 1918), reprennent en fait une suggestion émise par le Commander in Chief in Ireland, le Lieutenant-General Sir Frederick Shaw, lequel proposait le recrutement de soldats non-employés pour grossir les rangs de la RIC. S’ensuit une campagne de recrutement par voie de presse, où l’on ne cache pas aux candidats qu’ils s’attendent à un travail rude et dangereux. Des bureaux de recrutements sont ouverts à Londres, Glasgow, Birmingham et Liverpool (1). Plusieurs centaines de volontaires, passés par les tranchées de France et de Belgique et rompus au maniement des armes, se pressent au guichet. Ils ne sont plus militaires, sans pour autant intégrer les rangs de la Police royale d’Irlande. Par conséquent, ils deviennent des paramilitaires et se choisissent une tenue qui laissera un souvenir noir aux civils irlandais catholiques. En effet, ses volontaires arborent le Tam O’Shanter (le béret à pompon des régiments écossais), un battledress noir, un pantalon marron et des blousons de cuir. Cette tenue leur vaut le surnom des « Black and Tans » (« Noirs et fauves »). Et ses anciens soldats disposent d’un équipement qui peut rend jaloux n’importe quel agent de la RIC : fusil Lee Enfield, mitrailleuses Lewis et Vickers, automitrailleuses, camions…

Mais la création des « Black and Tans » reste d’abord une initiative des autorités britanniques d’Irlande, avalisée par Londres. En revanche, le Cabinet de Lloyd-George décide également de créer une force paramilitaire chargée d’épaule la RIC. Ainsi, le 11 mai 1920, Winston Churchill (alors Secretary of War) décide, avec l’accord de Lloyd-George, de former une unité paramilitaire de 8 000 hommes. Churchill, soutenu par Hamar Greenwood (Chief Secretary for Ireland en 1919) avance également l’idée de créer un Corps of Gendarmerie pour… aider aussi la RIC. Mais cette dernière idée est vite rejetée par le nouveau GOC d’Irlande, le General Sir Neville McReady, qui l’estime (à juste titre) « infaisable ». On voit bien, au passage, les limites de la pensée de Churchill en matière de stratégie de maintien de l’ordre. Il n’empêche que la création de l’Auxiliary Division Royal Irish Constabulary (ADRIC) est avalisée par le Cabinet. Mais celui-ci opte pour un recrutement plus resserré, privilégiant l’emploi d’anciens officiers qui ont fait leurs preuves (tels James Leach, James Johnson et George Onions). Du coup, les effectifs de l’ADRIC n’atteindront jamais les 8 000 hommes voulus par Churchill mais tourneront entre 1 500 et 1 900 (2).  L’ADRIC est placée sous le commandement du Brigadier-General Frank Crozier. Porté sur la bouteille et les femmes, Crozier a d’abord servi au Nigeria et contre les Boers, avant de rejoindre les Ulster Volunteers lors de la crise de la Home Rule. Volontaire en 1914, il participe à la formation de la 36th (Ulster) Division au sein de laquelle il commande le 9th (Service) Battalion qui est saigné lors du premier jour de la Bataille de la Somme devant Thiepval. Commandant de la 119th (Welsh) Brigade fin 1916, Crozier participe aux Batailles de Cambrai et d’Estaires (Picardie). Après la fin de la Grande Guerre, il reste dans l’active et participe à la formation de la petite armée lituanienne. Contrairement aux « Black and Tans », les « Auxiliaries » (ou « Auxies ») intègrent mieux la dimension du renseignement pour mieux démasquer et débusquer les cadres de l’IRA. L’ADRIC privilégie la tactique des raids à l’aide de voitures et de camions contre des secteurs identifiés. Le but est aussi d’impressionner les civils irlandais. S’ils ne seront pas exempts de brutalité – loin de là –, les membres de l’ADRIC se montreront plus rusés et plus efficaces. Ce que l’IRA reconnaîtra. Comme les « Black and Tans », l’ADRIC possède également ses armes, ses automitrailleuses et même quelques avions. Notons que si ces deux unités sont distinctes à leur création, leur rôle va vite se confondre, notamment aux yeux des civils qui n’y verront guère de différences, avant de les associe très vite à la Police royale et l’Armée. Cela montre, aussi, la limite de la multiplication des unités dévolues au maintien de l’ordre.

Autre confusion des genres, Winston Churchill décide de nommer l’un de ses proches comme Police Advisor (« Conseiller de Police ») de la Royal Irish Constabulary. Il s’agit du Major-General Henry Tudor, brillant artilleur et ancien commandant de la 9th (Scottish) Division sur le front français. Churchill et Tudor se connaissent depuis leurs premières années de service en Inde. Tudor débarque alors d’Inde où il était en poste. Aussitôt arrivé en Irlande, il entreprend de remettre de l’ordre au sein de la RIC et de lui redonner une plus grande efficacité. D’où son emploi sans bronca, de l’ADRIC et des « Black and Tans ». Dans un premier temps, force est de constater que Tudor fait son travail : rétablissement de la discipline et de la motivation au sein de la RIC ; volonté de traquer les rebelles de l’IRA… Tudor nomme des hommes de confiance à la tête des postes cruciaux, tous des officiers qui viennent supplanter les responsables démotivés de Dublin (3).

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2 – RÔLE ACCRU DU RENSEIGNEMENT

Henry Tudor intègre une dimension qu’il manque à la RIC, le Renseignement. En effet, comme l’a montré le chercheur américain Elliott N. Reid, au déclenchement de la Guerre d’indépendance irlandaise, le Renseignement (Intellligence) britannique connaît un paradoxe. Avec la Grande Guerre, il a prouvé qu’il était l’un des plus performants au monde (déchiffrage, travail des agents dans les pays neutres). Mais, avec les impératifs de lutte contre les puissances centrales, le renseignement en Irlande avait été laissé à la Crime Special Branch de la RIC, ainsi qu’à la « G » Division de la Dublin Metropolitan Police. Pis, Augustine Birrel (Chief Secretary in Ireland en 1917) avait choisi de dissoudre le Secret Service Department in Ireland, estimant que le travail de la « G » Division suffira dans l’action contre les militants nationalistes (4).  En 1918, exerçant pressions et intimidations, les services de Scottland Yard avaient fini par arrêter des députés nationalistes (Piaras Béaslai, J. Walsh et Sean O’Loughlin), puis Eamon de Valera, Arthur Griffith et William Cosgrave. Puis, ce sont 2 076 personnes qui sont arrêtées, emprisonnées ou envoyées hors d’Irlande. Sauf que le travail de renseignement de la Police se retrouve vite dépassé par l’action de l’IRA, notamment les assassinats ciblés… qui visent aussi les cadres de la CSB et de la « G » Division (5).

Si les
« Auxiliaries » disposent de leur propre service, Tudor décide de « coiffer » la RIC d’experts de l’Intelligence militaire, avec  leur tête l’un des pires ennemis de l’IRA, le Brigadier-General Ormonde Winter (dit « O »). Ancien officier de l’India Army puis sur le front français dans l’Intelligence, Winter « soigne » les méthodes de renseignement. Domaine dans lequel la RIC se montre bien médiocre. Fort de son expérience en temps de guerre, Winter estime qu’il faut rétablir les lignes de communication – information entre les sources et le « Château » de Dublin. Lequel devient le point névralgique dans le traitement des informations. Celles-ci doivent être recueillies par des indicateurs qui connaissent bien les militants nationalistes et leur organisation. En outre, « O » met un point d’orgue à traiter et diffuser les informations les plus fiables quant au Sinn Fein et l’IRA.  Pour cela, il crée un service spécial (DOCEX), installé dans le « le Château » et qui regroupe et recoupe la documentation sur les responsables nationalistes irlandais (courriers, procès-verbaux, bordereaux, photographies, etc.). Aussitôt traitées, les informations sont transmises au nouveau Central Raid Bureau qui les diffuse à l’ADRIC et à la Police. Ce nouveau modus operandi permet l’arrestation de Tadhg Dwyer, commandant de l’IRA dans le Comté de Tipperary.  « O » crée ensuite plusieurs Local Centres chargés du renseignement (Belfast, Dundalk, Athlone, Galway, Kildare, Limerick, Clonmel et Cork). Comme le fait remarquer le chercher australien John Ainsworth, « O » comprend qu’il deviendra vite difficile pour les responsables locaux du Gouvernement de « satisfaire deux maîtres à la fois, soit d’établir le lien entre deux services (police royale et armée, NDLA) » qui n’étaient pas habitués à travailler ensemble (6). « O » Winter décide alors de confier le travail de renseignement à d’anciens officiers expérimentés dans cette mission. En revanche, ils devront communiquer leurs résultats à une équipe directement rattachée aux Divisional Commissioners of Police.

Comme le signale l’historien John Ainsworth, ce travail de coopération directe a pour vertu d’établir une plus grande confiance entre officiers de l’Intelligence et la RIC, ce qui ne démultiplie pas le renseignement, rendant ainsi l’action plus efficace. Mais Winter ne s’arrête pas là, puisqu’il lance des actions d’intoxication (counter-intelligence) afin d’éliminer les assassins de l’IRA. Winter forme une unité spéciale pour tromper les membres de l’IRA et leur tendre des guet-apens, le « Cairo Gang ». Commandé par Eugene Igoe, le « Cairo » agit principalement dans Dublin de 1920 à 1921. Mais si cette unité spéciale remporte plusieurs succès à Dublin – comme l’élimination de Sean Treacy – elle subit aussi les « contre-mesures » des nationalistes irlandais. Ainsi, le 21 novembre 1920, l’IRA tue 12 agents spéciaux du « Cairo Gang », ainsi que 2 Auxiliaries. Winter sera lui-même sévèrement blessé dans une tentative d’assassinat mais poursuivra son travail. A tel point que l’IRA reconnaîtra en lui un adversaire particulièrement coriace et Collins fera la guerre à Eugene Igoe par agent et tueurs interposés. En revanche d’octobre 1920 à juillet 1921, l’Intelligence britannique marque des points et menace les têtes de l’IRA : démasquage de l’espion James McNamara, raid contre le domicile de Richard Mulcahy (chef d’état-major de l’IRA), arrestation de Vincent Fourvargue qui livre des noms de la Dublin Brigade et saisie de documents de l’état-major de l’IRA (7). L’historien militaire britannique Peter Hart a montré également que les Britanniques ont dès le début, installé un agent au sein des milieux nationalistes irlandais qui se trouvaient sur le sol anglais. Un certain Jameson (nom de code Byrne) réussit à se faire passer pour un militant avant de gagner l’attention et la confiance de Michael Collins. Jameson/Byrne fut abattu par l’IRA quand il fut démasqué. Mais comme le souligne Peter Hart (très critique quant à Collins), cela montre que la sécurité des informations au sein même de l’IRA pouvait être sujette à caution (8).

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3 – LONDRES PERD LA BATAILLE « DES ESPRITS »

En revanche, l’action rationnelle (et assez professionnelle) de Winter est vite entravée par celles des paramilitaires mais aussi, à cause de la vision de Tudor de privilégier la force. Ce dernier estime rétablir l’ordre sans « avoir à faire de politique ». Et c’est la que le bât blesse. Incapable de se décloisonner du seul schéma purement militaire, Tudor estime qu’il est en capacité d’éradiquer la guérilla irlandaise avec les seules forces paramilitaires. En plus de couvrir l’action des « Black and Tans » et de l’ADRIC, Tudor leur en donne une certaine légitimité. D’un point de vue interne des autorités britanniques, les actions brutales et meurtrières des paramilitaires sapent l’autorité des autorités civiles et militaires britanniques en Irlande. Au début, Tudor impressionne  MacReady et Henry Wilson. Mais très vite, les deux généraux déchantent. En effet, s’il enjoint à ses troupes de ne pas avoir la main lourde, le « Police Advisor » couvre les actions musclées et les exactions des paramilitaires. Les exactions interviennent généralement après des attentats de l’IRA et visent les civils. Elles consistent en des arrestations arbitraires, exécutions sommaires et incendies d’habitations, notamment dans les petites villes (Balbriggan, Trim, Templemore…). Les représailles les plus meurtrières ont lieu au Croke Park de Dublin (21 novembre 1920, 65 tués) où les paramilitaires font feu au fusil et à la mitrailleuse, ainsi qu’à Cork (11 décembre 1920) où les « Black and Tans » incendient le centre-ville. En Ulster, profitant du soutien de la majorité protestante, notamment des Ulster Volunteer Force (UVF), les Black and Tans et l’Ulster Special Constabulary ne se montrent pas avares en exécutions sommaires et en incendies, ce qui débouche sur une véritable guerre confessionnelle. Le 19 juin 1920, à Derry, 18 Catholiques sont tués en représailles de l’assassinat par l’IRA du Colonel Gerald Smyth, officier décoré de la DSO et de la Croix de Guerre française, alors Divisional Commissionner pour la province Munster. Autre exemple, après une embuscade tendue par l’IRA sur Raglan Road à Belfast, 216 maisons de Catholiques sont incendiées.

Mais les paramilitaires oublient vite le rôle de l’opinion. L’information de ses exactions est vite diffusée et provoque un scandale mondial, notamment aux Etats-Unis. Les représailles scandalisent également l’opinion britannique. Des parlementaires travaillistes mais aussi conservateurs (comme le pieux Edward Wood, 1st Lord Halifax), le Roi George V et des évêques anglicans. En Irlande, Frank Crozier demande à Tudor d’arrêter l’action des Black and Tans mais il essuie un refus net. Pourtant, en dépit des vives critiques émises à Londres, Tudor, Churchill et Greenwood se montrent satisfaits la répression. Or, il ne fait que rendre l’opinion irlandaise beaucoup plus réceptive à la propagande du First Dail et de l’IRA qui voient leur lutte gagner en légitimité. Ensuite, il faut bien voir que Londres n’envisage pas encore la proclamation de l’Etat de la « Martial Law » en Irlande, ce qui implique de ne pas y déployer des renforts de l’Armée. Du coup, suivant – théoriquement – le Defence of the Realm Regulations (DRR), les « Auxiliaries » et « Black and Tans » doivent assister la RIC, notamment dans la recherche d’individus et de caches d’armes. Du coup, on voit très vite les membres de l’ADRIC et les « Noirs et fauves » tenir des barrages et procéder aux contrôles d’identité, comme aux fouilles de véhicules. Et non mener leur propre guerre personnelle. Sauf que les autorités britanniques n’avaient pas prévu la dimension psychologique des impératifs de la lutte contre l’IRA. En effet, les anciens soldats de la Grande Guerre (certains s’étant très honorablement comportés, gagnant même la Victoria Cross) qui ont passé trois à quatre années à se battre « à la loyale » face à des armées étatiques, organisées et hiérarchisées, se heurtent à une guérilla (urbaine et rurale) faite de coups de mains et d’assassinats. Du coup, les « Black and Tans » et « Auxiliaries » sont atteint d’une forme de « phobie du partisan » ; si l’on se risque à une analogie. En effet, le danger peut surgir de n’importe quelle rue, transformant ainsi tout civil irlandais (femmes comprises) en membre potentiel de l’IRA. Comme leurs « confrères » de la RIC, les paramilitaires britanniques développent un sentiment de frustration qui conduit à une forme de défiance/paranoïa envers les Irlandais. Défiance qui mène évidemment vers une « brutalisation » des comportements, pour reprendre le terme cher à George Mosse. Par conséquent, chaque attaque de l’IRA contre des membres des autorités civiles de la Couronne, conduit à de dures représailles.

 

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Hamar Greenwood


4 – LES LIMITES DE LA « LOI MARTIALE »

Constatant l’incapacité de Tudor à mettre fin aux actions des rebelles plusieurs personnalités politiques britanniques entreprennent de passer à la vitesse supérieure. Déjà, le 2 août 1920, sans en référer ni au Cabinet de Lloyd-George ni à Sir Neville MacReady, Sir Hamar Greenwood fait voter, par la House of Commons (Chambre des Communes), une mesure supprimant les jurys civils dans les tribunaux en Irlande. Leur sont donc substituées des Cours martiales détenues par l’Armée, avec pouvoir de prononcer des condamnations à mort. En une semaine (un court délai en matière législative) et après avoir été approuvée par la House of Commons, la mesure reçoit l’accord de la House of Lords (Chambre des Lords) puis celui du Roi George V. Le 13 août, elle donne naissance au Restoration of Order in Ireland Act (ROIA) qui est proclamé en Irlande le 21 pour les Comtés de Cork, Kerry, Limerick et Tipperary (Munster). Elle sera étendue le 5 janvier 1921 aux Comtés de Clare et Waterford (Munster), Wexford et Kilkenny (Leinster). Par cette mesure d’urgence, l’autorité militaire se substitue clairement aux autorités civiles, puisqu’elle s’étend aux juridictions qui relevaient alors de la Justice royale. Au départ, cette extension des pouvoirs militaires dans le domaine civil semble porter ses fruits, puisqu’en septembre – octobre 1920, les cours martiales prononcent 50 à 60 condamnations par semaine. Comme le signale toujours Ainsworth, ce renforcement conduit l’IRA à adapter ses tactiques, notamment en employant des colonnes qui doivent se déplacer en toute discrétion (9).

En revanche, l’imposition de la Loi martiale trouve vite ses limites. En effet, les militaires britanniques se rendent rapidement compte que le
Sinn Fein a réussi à conquérir les esprits irlandais. En effet, les fouilles et arrestations ont permis la découverte de centaines de mètres de productions littéraires expliquant aux Irlandais la légitimité du combat contre la Couronne. Et de l’aveu même d’officiers britanniques, il est vite impossible de prononcer des condamnations à mort pour quiconque détient des feuilles séditieuses. Du coup, les Tribunaux militaires prononceront des condamnations à mort uniquement pour les auteurs d’attentats et d’assassinats. L’échec est consommé après l’exécution d’un jeune militant de l’IRA, Kevin Barry (homonyme de Tom Barry), arrêté en détention d’un pistolet après une attaque contre des soldats à Dublin. Arrêté, torturé et exécuté (son innocence dans l’attaque sera ensuite prouvée), Barry fait l’objet d’une véritable guerre de propagande. Pour le Gouvernement britannique, il s’agit de démontrer la volonté implacable de lutter contre les rebelles, en dépit d’appels à la clémence dans la presse internationale. En revanche, le Sinn Fein réplique en érigeant le jeune homme en figure martyre de la cause irlandaise. Et bien sûr, à ce jeu médiatique, ce sont les nationalistes irlandais qui emportent la mise. Comprenant tardivement le rôle de la propagande, Londres forme une unité chargée de propagande, le Public Information Branch (PIB), sous la direction de Basil Clarke. Mais Clarke et ses services seront incapables d’enrayer le travail de sape exercé par le Sinn Fein sur les esprits irlandais. Pire, les nationalistes irlandais vont réussir à présenter les Cours martiales comme des outils d’assassinats politiques. Enfin, l’instauration de la Martial Law et le déploiement d’unités d’actives britanniques dans l’Île détériorent son image. En effet, comme l’a montré l’historien irlandais John Dorney, si la population irlandaise (notamment à Dublin) voyait l’armée impériale comme une force légitime et encasernée, sa perception glisse très rapidement vers celle d’une armée d’occupation (10).

 

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Le Cairo Gang

En dépit de l’optimisme affiché par Greenwood, l’instauration des Cours Martiales ne tarde pas, non plus, à être critiquée à Londres. Sir Neville MacReady ne tarde pas à montrer que la mesure voulue par Greenwood a relancé une campagne de l’IRA. MacReady, vite imité par Sir Henry Wilson, plaide en fait pour l’adoption de MESURES MILITAIRES adéquates, au lieu de laisser l’administration civile et la RIC mener la lutte contre l’IRA. L’évolution de la situation semble donner raison aux deux généraux puisque le 21 novembre 1920, le groupe de Tom Barry élimine 17 Auxiliaries sur une route près du village de Kilmichael. Le 9 décembre, le Cabinet de Lloyd-George donne son accord pour renforcer le dispositif militaire, reconnaissant de facto l’état de guerre en Irlande. Or, après la tuerie de la Grande Guerre, l’opinion britannique est peu enthousiaste de voir les Tommys engagés dans de nouvelles guerres. Il est d’abord prévu d’envoyer 3 divisions d’active en Irlande, avec matériels, véhicules et avions. Seulement, la situation compliquée au Moyen-Orient contraint le Cabinet à ponctionner 2 divisions pour les envoyer en Iraq. Du coup, il revient à la seule 6th Division de Sir Peter Strickland de quadriller les Comtés dans lesquels la Martial Law s’est appliquée. Cette solide unité d’active, qui s’est distinguée en France, part avec plusieurs avantages face à l’IRA : une puissance de feu nettement supérieure (mitrailleuses, artillerie de campagne), une meilleure mobilité (automitrailleuses, camions) et l’utilisation d’avions permettant la maîtrise complète de l’espace aérien. Comme nous avons pu le voir dans l’article consacré à l’IRA, l’équipement et le nombre sont du côté britannique. L’Armée a donc été amplement capable d’infliger des revers à l’IRA, dont le plus cuisant reste sûrement la reprise de Custom House le 25 mai 1921. On peut d’ailleurs suggérer l’idée qu’ Auxiliaries et militaires d’active ont pu coopérer en interaction, en raison du socle de compétences militaires communes.

Mais la première mesure de Strickland, soutenu par MacReady, consiste à créer des cours temporaires au sein de chacun de ses Battalions, avec pour charge de traiter les seuls délits punissable en vertu de la Loi martiale. Une cour spéciale est également établie à Cork afin de traiter des cas les plus sérieux, notamment la détention d’armes. De novembre 1920 à juillet 1921, ses cours martiales sous autorité militaire directe prononceront 32 condamnations à mort, pour en exécuter 14. Strickland prend aussi d’autres mesures comme l’instauration d’un permis spécial pour la détention de véhicules motorisés et de vélos, afin de priver les rebelles de l’IRA de moyens de mobilités. Strickland veut aussi couper l’IRA de l’économie locale en interdisant la tenue de marchés dans les zones où auront été commis des délits et des attaques. En fait, Strickland intègre une dimension juridique à sa mission de contre-guérilla. Ses soldats seront chargés de traquer les rebelles dans la campagne par des patrouilles, aidés en cela par les quelques avions mis à disposition. Ensuite, la sécurité dans les villes et villages doit être assurée par les détachements de la Royal Irish Constabulary qui seront placés sous l’autorité des commandants de Brigades et de Battalions. Mais de l’aveu même des officiers de la 6th Division, cela n’empêchait pas l’IRA de lancer des attaques éclair, en plus de couper les routes afin de rendre plus difficiles les déplacements de troupes. Des pertes furent à déplorer chez les Tommys, peu habitués aux embuscades. Mais leur expérience dans le maniement des armes, leur puissance de feu collective et leur discipline pouvaient, bien des fois, rééquilibrer la situation. Le professionnalisme des Tommys ne signifie pas pour autant que Strickland et ses adjoints font fi des méthodes musclées. Mais à la différence de l’ADRIC et des Black and Tans, ils le maintiennent dans le cadre strictement militaire afin d’empêcher les cas d’indiscipline pouvant entraîner des actes de répression non autorisés. Les représailles doivent donc faire l’objet d’ordres officiels, signés par le commandant de la division. C’est dans ce cadre que le 1er janvier 1921, sur proposition de Sir Neville MacReady, Strickland fait expulser des présumés complices de l’IRA de leurs domiciles de Middleton, avant d’incendier les habitats. MacReady et Strickland veulent ainsi répondre à une embuscade contre des soldats du contingent et des membres de la RIC, qui s’est produite la veille. Mais là encore, comme le signale John Ainsworth, les Britanniques ne capitalisent absolument pas. Au lieu d’impressionner la population irlandaise, l’action contre Middleton nourrit davantage la propagande du Sinn Fein. Et Richard Mulcahy, chef d’état-major de l’IRA, joue très bien en interdisant à ses hommes d’engager des représailles contre les propriétaires loyalistes. Ce qui trahit l’incapacité des Britanniques d’assurer complètement leur sécurité (11).

Par conséquent le danger qui guette l’Armée britannique est bien un enlisement de plusieurs années dans une guerre de contre-insurrection qui risque autant de fatiguer les soldats et leurs officiers, que de lasser l’opinion publique. N’oublions pas que, malgré le durcissement de la situation, la Grande-Bretagne reste une Monarchie parlementaire avec un fonctionnement démocratique, permettant l’expression des opinions et les débats au sein des forces armées.  Finalement, soutenu par George V et Jan Smuts (Premier Ministre d’Afrique du Sud), Lloyd-George est décidé à en finir politiquement avec la question irlandaise en faisant accepter par la House Commons la création d’un Gouvernement irlandais pour le sud. Ce plan va donc plus loin que la Home Rule qui avait été présenté par Sir Herbert Asquith en 1914 mais qui avait été rejeté*. Mais Lloyd-George doit faire face à la stricte opposition de membres de son propre Cabinet, Walter Long et Andrew Bonar-Law, partisans résolus de l’unité irlandaise. Il n’appartient pas à cet article de décrire tout le processus qui a mené à la partition de l’Irlande que nous connaissons encore aujourd’hui. Mais après de longs débats, on aboutit à l’idée de l’établissement de deux gouvernements distincts : un pour le nouvel Etat libre (26 comtés à majorité catholique), un pour l’Ulster (6 Comtés sur 9, soit moins Donegal, Cavan et Monaghan). D’abord hostile à la partition, Sir Edward Carson (chef des unionistes protestants) accepte la partition. Le 6 décembre 1921, le traité anglo-irlandais est signé. Toutefois, il mécontente une partie de l’IRA qui n’accepte pas la partition. Menée par Liam Lynch, cette branche va tenter de porter les armes en Ulster en 1922. Sans succès en raison de l’épuisement des volontaires nationalistes. Puis cette branche radicale va contribuer au déclenchement de la Guerre Civile dans le nouvel Etat libre. La guerre d’indépendance de l’Irlande marqué la mémoire et la culture de l’Île, en raison des brutalités et les représailles. Mais cette guerre larvée, faite d’assassinats et d’embuscades, fit assez peu de morts, en totalité. En revanche, en proportion, avec 550 tués, l’IRA a beaucoup souffert, notamment en raison de la supériorité britannique en matière de renseignement et de puissance de feu. L’Armée britannique a perdu 261 hommes, contre 410 pour les unités paramilitaires et la Royal Irish Constabulary.

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* Les Torries avaient très majoritairement voté contre, de même que les Liberals. Le Labour avait été plus divisé. Et Rudyard Kipling avait ironisé quant au projet d’Asquith en parlant de « Rome Rule », comme un projet bien trop favorable aux Catholiques (lire B. Cotret : .

FILMOGRAPHIE SUR LA GUERRE INDÉPENDANCE IRLANDAISE :

– David Lean : « La fille de Ryan » (« Ryan’s Daughter »), 1970, avec Robert Mitchum, Sarah Miles, Christopher Jones, Trevor Howard et John Mills
– Neil Jordan : « Michael Collins », 1996, avec Liam Neeson, Alan Rickman, Aidan Quinn et Julia Roberts
– Ken Loach : « Le vent se lève » (« The wind that shakes the barley »), 2006, avec Cilian Murphy, Padraic Delaney, Liam Cunningham et Orla Fitzgerald


(1) AINSWORTH J. : « British Security Policy in Ireland : a desesperate attempt by the Crown to maintain Anglo-Irish unit by force », School of Humanities & Social Science, Queensland University of Technology, Brisbane, 2000
(2) AINSWORTH J., Op. Cit.
(3) Ibid.
(5) REID E.N. : « British Intelligence operations during the Anglo-Irish War », Central Washington University, Washington, 2016
(6) AINSWORTH J.,
(7) REID E.N., Op. Cit.
(8)  HART P. : « British Intelligence in Ireland, 1920-1921 : The final reports », Cork University Press, Cork, 2002, Cité in REID E.N., Op. Cit.
(9) AINSWORTH J., Op. Cit.
(10) DORNEY J. : « The British counter-insurgency campaign in Dublin 1919-1921 », The Irish History Online (Site web)
(11) AINSWORTH J., Op. Cit.

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