« Achtung Jabos ! » C’est par ce cri le troupier allemand, suant de long des routes normandes, alertait ses camarades d’une attaque aérienne effectuée par des chasseurs-bombardiers alliés. « Jabos » étant l’abréviation de « Jäger-Bomber », soit « chasseur bombardier ». Si les Britanniques et Canadiens avaient la hantise des fauves blindés allemands (le « Tiger » en particulier), les soldats allemands (Waffen-SS) compris ont été vite atteints de la peur de voir surgir les « Jabos » à tout moment. L’histoire de la Bataille de Normandie fourmille de récits d’attaques à l’issue desquelles des colonnes de véhicules allemands ont été transformés en tas de ferraille calcinés dégageant une odeur âcre d’acier et de caoutchouc brûlés. Cependant, les exploits des pilotes de toute la gamme de P-47 « Thunderbolt », P-38 « Lightning », P-51 « Mustang », Hawker « Typhoon » et autre DH « Mosquito » ont été soumis à la critique depuis plusieurs années. La plus sévère survient après la Guerre. Le Brigadier-General Mann (ancien chef d’état-major de la First Canadian Army) clame que la RAF s’est montrée aussi intransigeante qu’inefficace dans le soutien aux troupes au sol. On tombe ici dans une querelle « Terriens – Pilotes » mais qui trahit les tensions existantes entre les deux armes. Mann ira plus loin en affirmant que l’action des forces terrestres canadiennes a été « entravée » voire « sabotée » par l’inaction du RAF 2nd Tactical Air Force. Ensuite, des historiens britanniques ont vite embrassé la thèse de l’efficacité limitée de l’aviation tactique. Chester Wilmot estime qu’elle a été « surestimée » et Max Hastings estime qu’elle n’a été qu’un « cliché » de la campagne de Normandie. De son côté, Anthony Beevor défend Arthur Conningham (le commandant du RAF 2nd TAF), accusant « l’incapacité » de Montgomery à donner aux aviateurs assez de terrains plats pour frapper les Allemands. Dans cet article, nous tâcherons de revenir en détail sur l’arme aérienne tactique tout en montrant ses succès et ses limites durant la Bataille de Normandie.
1 – RETOUR EN ARRIÈRE
– Contrairement à une légende tenace longtemps restée ancrée dans l’esprit du public, l’aviation tactique n’est pas née avec les sirènes hurlantes des Junker Ju-87 « Stuka » en 1939 – 1940. D’ailleurs, le « Stuka » est un bombardier en piqué et n’a jamais été conçu comme un chasseur (même s’il servi de chasseurs de chars). Peu armé pour le combat en altitude et lent, il se fait tailler en pièces par les Hawker « Hurricane » et Supermarine « Spitfire » durant la bataille d’Angleterre. Les origines de l’aviation tactique remontent à la Première Guerre mondiale quand Britanniques, Allemands et Français décident d’employer des chasseurs pour attaquer des cibles précises dans la profondeur du dispositif ennemi. Le RFC (devenu RAF en avril 1918) et les forces aériennes françaises s’en font une spécialité en concevant des appareils spécialement dédié à ce type de missions (Breguet Br. XIV, Caudron Cdr. XI, De Havilland DH.4 Airco) même si les excellents chasseurs SPAD XIII se montrent également adéquats. Ainsi, côté anglais, les futurs Air Marshal Hugh Trenchard et Air Vice-Marshal John Salmond encouragent le développement de cette nouvelle technique de combat air – sol. Mais comme l’explique l’historien américain Lee Kenneth, le taux de perte chez les pilotes chargés des missions d’attaque au sol n’encourage pas les armées de l’Entre-deux-guerres à développer l’arme. Ensuite, la paix revenue, la réflexion se heurte vite à la lassitude de l’opinion, à l’inertie politique et aux questions budgétaires. Par comparaison, au Etats-Unis cependant, dans le sillage de « Billy » Mitchell, plusieurs officiers de l’USAAF et de la Navy commencent à réfléchir à l’emploi des avions dans des attaques aériennes ciblées. En France, comme l’ont récemment démontré Nicolas Aubin et Pierre Grumberg dans un dossier riche en enseignement, l’Armée de l’Air française (devenue arme indépendante en 1934) rate (presque) complètement le coche à la fin des années 1930. Non en raison de moyens, mais en raison du temps perdu et d’une mauvaise appréciation de la guerre à venir.
– En Grande-Bretagne, en plus d’être structurelle, l’inertie du développement de l’aviation tactique est aussi « militaro-politique » et intellectuelle. Premièrement, sur fond de réduction budgétaire et d’économies, une profonde inimitié et des rivalités se créent entre l’Army (armée de Terre) et la Royal Air Force, cette dernière étant devenue une arme indépendante en avril 1918. Et jalouse de son nouveau statut, elle supporte de moins en moins bien que fantassins, artilleurs et tankistes viennent empiéter dans son jardin. En face, on tâche de rendre la monnaie en réclamant la dissolution pure et simple de la RAF afin de subordonner des escadrilles aux unités terrestres. La Royal Navy n’est pas en reste, puisqu’elle réclame elle aussi la dissolution de la RAF afin d’obtenir des avions pour créer des unités aéronavales. Or, la marine reste la pièce maîtresse dans la stratégie de défense de l’Empire durant l’Entre-deux-Guerres, alors que l’Armée, redevenue professionnelle, n’a – en principe – plus vocation à être massivement déployée outre-mer. L’Army tente de se défendre en démontrant qu’en Afrique (Somalie) ou en Inde, l’utilisation d’avions permet de mettre fin à des soulèvements locaux.
D’un point de vue intellectuel, les aviateurs estiment que concevoir des chasseurs qui peuvent assurer des missions de bombardement ne rime à rien. « Convertis » par les thèses de l’italien Giulio Douhet, les officiers de la RAF estiment que les bombardiers seront beaucoup plus aptes à emporter la décision stratégique car ils peuvent embarquer un plus grand nombre de bombes pour frapper des objectifs plus importants. Il y a bien un officier qui prêche seul pour le développement d’escadrilles d’appui tactique : John Slessor. Se fondant sur une analyse minutieuse de l’appui aérien durant la Grande Guerre, Slessor estime que l’avion « n’est pas une arme de champ de bataille ». Dans un livre rédigé en 1936, Slessor estime que des chasseurs armés de bombes peuvent davantage contribuer à disloquer l’ensemble du dispositif ennemi en frappant les arrières et les lignes de communications. Pour lui, la maîtrise du champ de bataille ne peut être la seule mission de l’aviation, sinon « l’Armée de Terre ne devra faire que protéger les bases » . En 1935, Londres commence à prendre conscience de la menace allemande. Mais les bisbilles existent encore entre la RAF, le War Office et le Ministry of Industry. Quand certains, arguant du développement de radios plus performantes, veulent privilégier la défense de la Grande-Bretagne avec des chasseurs, d’autres – comme Lord Gort (Chef d’état-major) – estiment préférables de riposter contre l’Allemagne avec des bombardiers. Et l’équation doit être résolue avec le facteur des moyens matériels et financiers limités. Et la question de la subordination des unités de bombardiers n’est pas encore tranchée. Ainsi, durant la Campagne de France de 1940, si les RAF Squadrons sont rattachés auprès du BEF, ils restent en théorie subordonné au Bomber Command.

2 – LE PROBLÈME DE LA COOPÉRATION ENTRE OFFICIERS
* Mais les bisbilles entre états-majors durent encore un an, si bien que Churchill finit lui-même par trouver un compromis, légèrement favorable aux aviateurs, puisque les forces de soutien aérien restent subordonnées à la RAF. Mais les ressources allouées aux aviateurs seront en priorité consacrées au soutien aérien (avions, munitions, matériels…). Mais la coopération est de mise. Ainsi dans la doctrine qu’il édicte en Afrique du Nord, Arthur Coningham insiste bien sur l’instauration d’une relation de proximité entre les officiers de l’Army et ceux de la RAF. En 1943, Montgomery écrit que les officiers des deux armes doivent coopérer au sein du même QG afin d’établir une confiance mutuelle. Et le futur Fieldmarshall va plus loin quand il préconise que son QG et celui des unités de la RAF soient intégrés au sein de la même structure. Mais Montgomery n’honore complètement pas ce qu’il préconise lui-même. Si l’on en croit Carlo d’Este, les deux généraux ont bien coopéré pour la Bataille d’El-Alamein. Mais leurs relations se sont détériorées quand Montgomery et son ego ont commencé à prendre de l’importance. Plus techniquement, si l’on en croit Coningham, avant le Jour-J, le QG du 21st Army Group est localisé à Fort Southwick, celui de l’Air Staff (Leigh-Mallory) à Stanmore et celui du RAF 2nd TAF à Uxbridge.
– Au cours de la Bataille de Normandie, le piétinement du 21st Army Group devant Caen accroît l’ambiance délétère entre les officiers supérieurs des deux armes. Cela, en dépit des efforts de l’Air Vice-Marshall Harry Broadhurst (commandant du RAF No. 83 Group) pour mener un travail de concert harmonieux avec Miles Dempsey, commandant de la Second Army. Preuves de l’ambiance délétère entre officiers Britanniques en Normandie et au sein du SHAEF même, Montgomery passe par-dessus la tête de Coningham pour correspondre directement avec Leigh-Mallory. De son côté, l’Air-Marshall Arthur Tedder (commandant adjoint du SHAEF et inventeur du « carpet bombing » en Afrique) qui déteste Montgomery autant que Leigh-Mallory, mène une cabale en juillet pour inciter Eisenhower avec le soutien de Coningham.
– Chez les Américains, un problème similaire se pose vite, même si l’USAAF dépendent du commandement de l’US Army. Dès 1942, les Américains forment de grandes unités aériennes, les « Air Forces », qui regroupent des unités aériennes de chasse, de bombardement et de reconnaissance. Copiant l’exemple britannique, l’USAAF distingue vite aviation de bombardement et aviation d’appui tactique en créant des Bombing Commands et Tactical Air Commands, les deux types d’entités étant intégrés au sein d’une Air Force (IX Air Force pour le cas de la Normandie). Le problème ne vient pas du fait que les officiers de l’USAAF ou de l’Army ignorent la nécessité d’appuyer l’infanterie mais comment faut-il rendre cet appui efficace. Ainsi, en 1943, l’US Army explique que « la capacité d’effectuer une puissante frappe aérienne avec les moyens nécessaires repose d’abord sur une décision rapide, un chronométrage précis et une exécution quasi-immédiate ». Ce qui « relève d’abord de la fonction du commandement et non pas de la coopération ». Et après la guerre le Brigadier-General T.S. Timberman va même jusqu’à considère la coopération comme « dangereuse dans le cadre de l’exercice du commandement ». La question de la culture des officiers aériens américains peut être également mise en cause. Comme le montre l’historien Nicolas Aubin dans son livre « La course au Rhin », on voit Elwood R. Quesada (commandant du IX Tactical Air Command) coopérer étroitement avec les états-majors de la First US Army en Normandie alors que Lewis Brereton, son supérieur à la tête de la IX USAAF, reste cantonné dans une vision strictement d’aviateur, ce qui aura une conséquence sur l’échec d’Arnhem.

3– DU « CONTROLLING AIR SUPPORT » AU « PRE-ARRANGED AIR SUPPORT »
– Après l’évacuation de Dunkerque et l’électrochoc engendré par les tactiques d’attaque aériennes allemandes (notamment les attaques en piqué), l’Air Staff et l’Army sont bien forcés de constater qu’il faut mettre fin aux querelles entre les armes et établir les bases d’une meilleure coopération. Dans cette optique, un Army Cooperation Command (ACC) au sein de la RAF et confié à Sir Arthur Barratt. Mais les travaux de cet organisme traînent vu que les officiers présents sont davantage tirés des états-majors que des cockpits. En revanche, Slessor (toujours lui) observe que si les « Stuka » ont rencontré du succès, c’est que rien ne s’opposait vraiment à eux. Or, cet avion est vulnérable en combat aérien. Et de conclure : « je ne crois pas au soutien aérien ». Du coup, les responsables de la RAF, avec Charles Portal (Chief of Air Staff) en tête, estiment que seules des puissantes formations de bombardiers permettront de venir à bout de Allemagne.
En revanche, une voix discordante se fait entendre et non des moindres. Sir Alan Brooke, le caractériel Chief of Imperial General Staff (fraîchement nommé par Churchill), met en avant son expérience de commandant de Corps d’Armée à Dunkerque pour souligner le manque de capacité de soutien direct de la RAF aux forces terrestres. En 1942, il ordonne que pas moins de 109 Squadrons soient formés à cette mission, ce qui hérisse bien des cheveux chez les aviateurs. Mais Brooke ne prêche pas que pour sa paroisse. En effet, il insiste aussi pour renforcer la coopération avec la RAF, parvenant ainsi à arracher un compromis avec Portal. Ainsi, les 15 Fighter Squadrons du RAF No. 2 Group seront spécialement entraînés à l’amélioration de la coopération air-sol.
– En parallèle des débats entre chefs, les officiers subalternes travaillent intensément au sein de l’ACC. Ainsi, en Irlande du Nord le Group Captain Wann et le Brigadier Woodall – qui ont connu la défaite en France – couchent sur papier leurs expériences et en tirent des enseignements riches dans un rapport portant leur nom. Wann et Woodall estiment nécessaire de créer un QG spécial qui réunirait officier de l’Army et la RAF afin de contrôler et coordonner les actions des pilotes grâce à un réseau radio au sol, le « controlling air support ». En parallèle, après la Bataille d’Angleterre, Sir Trafford Leigh-Mallory profite de la fin des engagements aériens pour modifier les ailes de certains chasseurs afin d’emporter des bombes. Les Anglais ne pouvant se permettre de concevoir des avions pour le bombardement de précision, ils emploieront dans un premier temps des Spitfire et Hurricane. Mais l’idée n’est pas nouvelle puisqu’elle reprend les techniques de la Grande Guerre. En revanche, Alan Brooke ne veut pas entre parler d’un développement de « chasseurs bombardiers » au sein du Fighting Command et préfère en confier l’idée au ACC qui s’y emploie très vite.
– Voyons maintenant ce qu’il en est sur le plan opérationnel. Courant 1941, le rapport Wann/Woodall arrive en Afrique du Nord, avec les idées du « controlling air support » et des bombes sous les ailes. Elles sont très bien accueillies et intégrées Arthur Coningham, un australien qui a accompli des missions d’attaque au sol de 1916 à 1918. Successivement commandant des RAF No 205 Group et de la Desert Air Force, Coningham s’emploie alors à former des équipes radio qui accompagnent les troupes au sol (à pied ou en véhicules) et désignent les cibles à bombarder par des chasseurs qui interviennent rapidement. A ce stade, les Britanniques utilisent des Spitfire et des Hurricane pouvant embarquer 2 bombes de 250 kg, ainsi que le très bon DH Mosquito qui en emporte 905 kg. Coningham et Harry Broadhurst engagent notamment des attaques efficaces contre les colonnes de véhicules allemands. Les débuts sont marqués par des tirs fratricides mais Coningham réussit à améliorer la coopération à tel point que la RAF finit par devenir un fléau pour l’Afrikakorps de Rommel. Les équipes radios transmettent les positions ou les cibles à un poste de contrôle qui reporte les données sur des cartes et les transmettent aux pilotes qui savent où frapper en suivant un cap précis. La recette marche bien et Coningham finit établir un début de doctrine. Mais celle-ci est étonnamment contredite sous la conduire du War Office et non au sein de la RAF. En 1943, fidèle à l’idée de concentration des forces face à un point du front, l’Air Marshal Barratt (alors à la tête de l’Army Cooperation Command) explique qu’il est impératif de « concentrer les attaques sur les objectifs vitaux qui doivent être atteints par une soigneuse sélection des cibles, établie par des plans aériens ». Cela va ainsi à l’encontre de la plus grande souplesse tactique imposée par le « controlling air support ». L’ « Army/Air Operations Direct Support » est clair quand il explique que l’emploi des forces d’appui « ne saurait faire l’objet d’un excès d’attaques contre des objectifs secondaires qui n’offrent aucun avantage dans les opérations. L’effort maximal doit se concentrer contre les secteurs décisifs ». Les généraux britanniques, Montgomery en tête, estiment que l’engagement direct de chasseurs-bombardiers en plusieurs petits paquets nuit fondamentalement à la recherche de l’obtention de la décision. L’historien canadien Paul Johnston démontre donc que les Britanniques distinguent les frappes « directes » dans un secteur du front (positions défensives, batteries d’artilleries, concentrations de blindés) et « indirectes », soit contre des objectifs « qui n’ont pas d’effets tactiques immédiats mais qui sont compris sur plan plus large ». En revanche, un rapport de la First Canadian Army montre qu’au sol, l’emploi de l’aviation d’appui tactique est compris : « l’appui aérien devra être pleinement employé afin de harceler et détruire l’ennemi sur le Front et dans la profondeur de son dispositif. » En revanche, « les avions ne doivent pas être systématiquement engagés contre l’ennemi, surtout quand l’artillerie s’en trouve en capacité ». Par conséquent, la méthode britannique, soigneusement établie et codifiée entraîne une rigidification de la coopération interarmes qui ne laisse que peu de places à la souplesse tactique. Souvent, après une première frappe aérienne préalablement établie, les troupes au sol doivent attendre la décision des officiers de la RAF afin d’obtenir une frappe de soutien. C’est cette rigidité qui a sans doute conduit Mann à porter ses accusations d’après-guerre (P. Johnston). A l’inverse, dans le cadre de la préparation de l’Opération « Cobra », les Américains innovent pour rendre la coopération sol – air particulièrement efficace, comme nous le verrons.
– Au niveau tactique, Britanniques et Américains utilisent généralement le « pre-arranged air support ». Il s’agit là d’une procédure établie à partir de réunions d’états-majors, sur la foi de renseignements récoltés sur le dispositif ennemi grâces à des observations avancées (Visuel Control Post/VCP et Forward Control Post/FCP) ou des reconnaissances aériennes. Des discussions d’états-majors (20 officiers) analysent la situation et établissent des « routine opérations » pour le lendemain en visant des objectifs définis à partir de reconnaissances visuelles. Dès que les objectifs sont définis, les alliés expédient entre 4 et 12 avions (un CABRANK chez les Anglais) contre l’objectif en question. On notera enfin que la planification dépend du système ULTRA, grâce auquel les Alliés ont une très bonne connaissance du dispositif allemand. Cet avantage leur permet de dresser des plans d’attaques aériennes sur lesquels nous reviendront. A ce jeu de contrôle de l’information, les Alliés sont favorisés par leur supériorité en matière de radio, autant quantitativement que qualitativement.
Bien entendu, ces procédures rendent la conduite des opérations d’appui tactiques plus complexes, nécessitant une utilisation accrue et optimisée des moyens de transmissions. Les attaques aériennes sont ainsi coordonnées autour d’une unité de transmission subordonnée aux QG d’Armées ou de Corps d’Armées (Composite Group chez les Anglais et les Canadiens) comprenant des officiers terrestres et aériens. Celui-ci reçoit les informations transmises par les observateurs avancés à partir d’half-tracks, de jeeps et même de chars. Lors de l’Opération « Goodwood », les Britanniques reçoivent aussi les informations via des pilotes de chasseurs de bombardiers. Relayée par les équipes d’observateurs, l’information (avec coordonnées topographiques) est transmise de deux façons : soit auprès des QG d’unités qui relaient l’information aux groupements de contrôle, soit directement aux groupes de contrôles. Ceux-ci traitent l’information et établissent les coordonnées des cibles ou secteurs à frapper par l’aviation tactique, laquelle attend l’approbation des officiers pour lancer l’attaque. Enfin, les avions peuvent être en liaison en directe avec les unités de contrôle au sol mais aussi, dans certains cas avec les Visual Control Posts et Forward Control Posts afin d’optimiser les frappes. Mais quand les avions sont absents, VCP et FCP peuvent demander les frappes directement aux QG et/ou guider les frappes en communiquant directement avec les groupes de contrôle. En revanche, le schéma britannique nécessite un réseau de communication assez peu mobile qui repose énormément sur des unités de transmission et d’analyse spécialisées.

– En revanche, les Américains maîtrisent mieux l’appui tactique aérien dans la configuration d’une guerre de mouvement. Comme l’explique très bien l’historien Nicolas Aubin, les rapports d’expériences sont traités en arrière et font l’objet de brochures distribuées auprès des unités. En parallèle, le Major-General Elwood R. « Pete » Quesada, patron du IX Tactical Air Command effectue des visites permanentes auprès de ses escadrilles mais aussi auprès des officiers terrestres afin d’élaborer des procédures de coopération plus efficaces. Dans cet optique, Quesada est aidé par ses collègues commandants de divisions, notamment Edward H. Brooks patron de l’efficace 2nd Armored Division « Hell on Wheels ». Déjà, la division blindée qui est restée au calme pendant la Bataille des haies a fait une analyse des difficultés causées par le bocage avant d’échanger ses travaux avec le IX TAC. Cette très bonne coopération a permis de convertir des chars M4 Sherman en véhicules d’observation équipés de radios VHS. Les Américains se sont aussi rendu compte que les officiers terrestres qui contrôlaient les attaques au sol pouvaient commettre des erreurs qui pouvaient engendrer des tirs fratricides. Cette fois, des pilotes chevronnés sont débarqués de leurs cockpits et envoyés au sein des unités mécanisées comme Forward Air Controllers afin de guider les chasseurs bombardiers au plus près, dans un mouvement plus fluide et constant. Quesada a également obtenu que des représentants de l’Air Force accompagnent les états-majors, tandis que des patrouilles de 4 P-47 Thunderbolt (Close Armed Reconnaissance) survolent les colonnes blindées ou mécanisées en permanence afin d’identifier des cibles potentielles qui seront rapidement « traitées ». L’ensemble de ces procédés permet ainsi aux avions d’intervenir très rapidement en ne suivant pas forcément une planification préalable, ce qui entraîne une nette accélération du rythme offensif.
4 – UNE ARME PUISSANTE MAIS GOURMANDE EN MOYENS
– Une chose est sûre, après avoir défait la Luftwaffe entre fin 1943 et 1944 par une campagne d’engagements et de bombardements, l’USAAF et la RAF n’ont pas grand-chose à craindre des chasseurs allemands lors du Jour-J. D’autant que 70 % de la Luftwaffe se trouve sur l’Ostfront et s’apprête à subir la vengeance de la VVS (Opération « Bagration »). En mai 1944, le nombre de chasseurs bombardiers alliés s’établit à …. Pour les Américains et … pour les Britanniques. Au niveau des chasseurs, ils alignent parmi leurs meilleurs modèles pour l’attaque au sol et l’appui tactique. Les Britanniques utilisent bien entendu les Hawker Hurricane Mk IIb et Vickers Supermarine Spitfire Mk IX. Si le premier est dépassé en termes de performance de chasse, il n’en reste pas moins un avion fiable et apte à l’attaque au sol comme il l’a démontré en Afrique et en Méditerranée. De son côté, la réputation du Spitfire n’est plus à faire. En revanche, les Hawker Typhoon et Tempest sont bien moins populaires chez les pilotes. Le premier a d’abord été conçu comme un chasseur mais a démontré de piètres performances en combat à haute altitude. En revanche, il est bien meilleur au combat à basse altitude et se montre redoutable dans les attaques en piqué, grâce au lest créé par son volumineux radiateur et sa vitesse de 664 km/h. Mais celui-ci est aussi source d’accidents, notamment en cas d’atterrissage d’urgence et sans train, risquant de faire exploser le moteur ou de retourner l’appareil. En outre, il est difficile à manier, notamment au décollage comme le Tempest. Cependant, les deux appareils disposent chacun d’une bonne puissance de feu avec chacun 4 canons Hispano Suiza de 20 mm et un emport de 454 kg de bombes et de 8 roquettes RP-3 de 127 mm. En revanche, très populaire, l’indéboulonnable De Havilland Mosquito B.IV Series II va rendre encore de bons services, grâce à son aptitude à bombarder avec précision.
– De leur côté, les Américains alignent trois véritables armureries volantes. Avec son profil massif et son large nez abritant un moteur en étoile Pratt & Whitney R-2800-59 (2535 Cv) le lourd et robuste Republic P-47D Thunderbolt (23 tonnes pour 11 de longueur et une envergure de 12,4 m) est un très bon chasseur bombardier, avec un rayon d’action de près de 1 400 km et de bonnes capacités d’attaque en piqué. Il qui délivre une impressionnante puissance de feu avec ses 8 mitrailleuses Browning de calibre 50 (12,7 mm). Enfin, son poids et sa taille lui permettent d’emporter 1,1 tonne de bombes ou de roquettes. Racé et fiable, le bimoteur bipoutre Lockheed P-38 Lightning (11,53 de longueur, 15,8 m d’envergure) embarque 1 canon de 20 mm, 4 mitrailleuses de cal. 50, ainsi que 2 tonnes de bombes. Avec un long rayon d’action (3 637 km), sa puissance de feu en fait un avion idéal pour frapper dans la profondeur du dispositif allemand, soit contre des colonnes de véhicules, des concentrations d’hommes et de matériels, ou encore des objectifs en dur (dépôts, gares, entrepôts…). Le dernier appareil aligné par l’USAAF est incontestablement l’un des plus légendaires. Issu d’une coopération entre ingénieurs aéronautiques américains et britannique afin de répondre aux besoins urgents de la RAF (sa silhouette, avec moteur en ligne, n’est pas sans rappeler celle du Spitfire), le North American P-51 D Mustang (9,82 m de longueur et 11,28 m d’envergure) est sûrement ce qui ce fait mieux en termes d’avions de chasse. Rapide (700 km/h), très maniable, mécaniquement fiable et doté d’une autonomie de plus de 1 600 km, le Mustang est un chasseur polyvalent qui peut combattre sans problème contre les Messerschmidt Bf-109 et Fw-190 Focke Wulf (si tant donné que ceux-ci soient de sortie), escorter des bombardiers et frapper des cibles terrestres. Doté de 6 mitrailleuses de cal. 50, il peut également emporter 2 bombes de 226 kg ou 10 roquettes T-64 de 127 mm.
– Cependant, l’emploi optimal de telles unités aériennes ne se résume pas aux appareils et aux pilotes. Outre la liaison radio que nous avons détaillée, les IX TAC et RAF 2nd TAF sont gourmandes en matériels, munitions et carburants. Rien que pour le mois mai 1944, le IX TAC consomme 13,9 millions de litres de kérosène, 2 500 tonnes de bombes et 800 000 cartouches. Lors du Jour-J, il faut assez de moyens pour 1 400 sorties et 1 954 à J+1. Sur leurs bases, les avions nécessitent un entretien mécanique constant, ce qui implique de disposer rapidement de pièces et de personnel au sol compétent et assez nombreux et par conséquent, des infrastructures adéquates (aérodromes, ateliers de réparations, dépôts de carburant et de munitions, camions-essence, structures médicales et anti-incendie). Cela a donc un impact sur le déploiement tactique des appareils en Normandie. Anthony Beevor a raison quand il signale qu’Arthur Coningham réclame des surfaces planes qui peuvent accueillir des aérodromes. Il faut bien voir que si l’Angleterre est un porte-avions géant, l’autonomie des appareils (notamment les Britanniques) reste limitée. Par conséquent, disposer d’aérodromes en Normandie permettra de frapper des cibles plus lointaines dans le territoire français.
Les pistes ne sont pas difficiles à aménager, requérant des engins de travaux (bulldozers) et des plaques d’acier permettant décollage et atterrissage. En revanche, il faut que les surfaces soient suffisamment larges. En Normandie, le cloisonnement créé par le bocage du Cotentin (Manche) limite le stationnement au sol et l’installation de structures pour le personnel au sol. Et le IX TAC doit aussi partager le terrain avec l’infanterie, les blindés, le train, la logistique… et les paysans normands qui s’en trouvent souvent mécontents. Dans le Calvados, les Britanniques comptaient sur la prise rapide de l’aéroport de Carpiquet (à l’ouest de Caen), seule infrastructure de la région capable d’accueillir des avions de manière adéquate. Or, Carpiquet va être farouchement défendu par les jeunes Waffen-SS fanatiques de la 12. SS-PzD « Hitlerjugend » et ne tombera que début juillet. Selon Anthony Beevor (dont la considération envers Montgomery doit être prise avec prudence), « Monty » explique à Coningham que l’Opération « Goodwood » (lancée 25 juillet) permettra de dégager la Plaine de Caen, susceptible de permettre l’installation de pistes pour les appareils du RAF 2nd TAF. Or, l’opération sera un échec au grand dam de la RAF et à la grande rage de Coningham.
5 – BOCAGE, MÉTÉO, BOMBES ET ROQUETTES : L’IMPACT DE L’AVIATION TACTIQUE EN NORMANDIE
– L’aviation tactique alliée est évidemment employée dans les mois qui précèdent le Jour-J. ainsi dans le cadre des préparatifs de l’Opération « Neptune », les appareils d’appui tactiques doivent effectuer des missions selon un plan précis : escorte des bombardiers et des avions de transports, couverture de la traversée de la Manche, que soutien aux attaques sur les plages et attaques contre les points névralgiques du dispositif allemand (carrefours, gares, dépôts, etc.). Ainsi, à la veille du Jour-J, la IX TAC et la RAF 2nd TAF effectuent un important travail durant la préparation du Jour-J, dans l’objectif d’isoler la Normandie. Courant mai 1944, les pilotes de Quesada et Coningham attaquent constamment les voies de chemin de fer, les centres allemands de ravitaillement et de communications. Les postes de la FlaK (artillerie et radars) sont aussi visés mais ses attaques engendrent de lourdes pertes, notamment chez les jeunes pilotes. Mais chez les Américains, le retour d’expérience permet d’améliorer les tactiques d’attaques, notamment avec des bombardements plus précis (« skip bombing » ou « dive bombing »). Les pilotes alliés effectuent également un important travail de reconnaissance en photographiant les plages, les villes, les routes, etc. On notera également que pour les opérations, le IX US TAC est exclusivement composé de Groups, Wings et Squadrons américains. A l’inverse, la RAF 2nd TAF de Coningham est un concentré du Commonwealth et des pays alliés. En effet, à côté des Squadrons britanniques, on trouve leurs équivalents australiens, néo-zélandais, canadiens, français, tchécoslovaques, belges et hollandais. On notera aussi le 164 Squadron surnommé le « Firmes Volamos » car formé en partie de volontaires Argentins et Européens.
– En revanche, les avions rencontrent le même problème que les chars et l’infanterie, le bocage normand. En effet, les épaisses haies, les talus et les fourrés qui quadrillent l’ouest de la Basse-Normandie fournissent aux Allemands un abri naturel qui rend les défenses invisibles à l’œil des aviateurs. Le bocage permet également aux fantassins ennemis de devenir plus fluides dans leurs déplacements, ce qui contrarie l’emploi de l’aviation tactique. Et comme pour ne rien arranger, la météorologie de juin et de juillet est pourrie, ce qui limite les sorties des avions. Du coup, dans le Cotentin et à l’ouest de Caen, ce sont l’Infanterie, les Chars et l’Artillerie qui sont majoritairement engagées dans d’épuisantes attaques d’attrition mais qui finiront par user la Heer, malgré la savante utilisation du terrain par les forces allemandes. En revanche, la RAF 2nd TAF a pu se payer le luxe d’un succès. Ainsi, le 10 juin, suivant les renseignements d’ULTRA, 101 avions alliés (40 Typhoon et 61 bombardiers légers B-25 Mitchell) attaquent Le Château de la Caine (PC du Panzergruppe-West de Geyr von Schweppenburg) à Evrecy. Pour le coup les Typhoon attaquent le secteur en crachant leurs roquettes RP-3. Résultat, 18 officiers d’état-major dont le Generalmajor Sigmund-Helmut von Dawans (chef d’état-major du Panzer-Gruppe) sont tués. Et Geyr von Schweppenburg est blessé.
– Lors l’Opération « Cobra », les mesures prises par Quesada portent leurs fruits. Ainsi, quand la 2nd Armored Division « Hell on Wheels » de Brooks effectuent sa percée, les Forward Air Controllers remplissent leur mission. Les coordonnées des points de résistance allemands sont transmises, ce qui permet aux QG divisionnaires ou à celui du VII Corps d’envoyer les Thunderbolt et Mustang qui lâchent leurs bombes ou leurs roquettes. Ainsi, le mouvement de la division ne s’arrête pas et Brooks réussit à encercler des éléments Waffen-SS des divisions « Götz von Berlichingen » et « Das Reich » dans la Poche de Roncey. La congestion créée par les allemands qui essaient de s’échapper de la tenaille n’échappe pas à une patrouille en jeep qui transmet immédiatement l’information au IX TAC. Celui-ci lâche alors des chasseurs-bombardiers qui font un carnage. Un pilote américain racontera que la masse de véhicules et blindés allemands représentait un véritable « paradis ».
L’autre intervention marquante de l’aviation tactique durant la Campagne de Normandie reste celle contre les unités mécanisées allemandes lors de la contre-attaque allemande de Mortain (Opération « Lüttich »). Mais grâce à ULTRA, Bradley est vite mis au courant des préparatifs ennemis et sait où riposter. Du coup, Brereton et Coningham soutient la First Army avec plusieurs escadrilles. Le 7 août 1944, les colonnes allemandes avancent en plusieurs colonnes. Mais les « Jabos » frappent vite. Typhoon, Tempest, Spitfire et Hurricane vomissent des centaines de bombes et de roquettes. La fameuse escadrille « Firmes Volamos » est de la partie. Ces dernières sont particulièrement utilisées contre les Panzer et les véhicules blindées. En revanche, les colonnes d’infanterie, les équipages hippomobiles et les camions sont attaqués au canon et à la mitrailleuse. Les Alliés, en particuliers les Britanniques, estiment que les roquettes RP-3 sont bien plus efficaces contre les engins que les bombes car elles peuvent effectuer des tirs plus tendus. La foi en ce nouveau matériel pousse Coningham à estimer le chiffre de chars détruits à 252. Mais les recherches effectuées a posteriori ont vite dégonflé ce score. Il semble que plusieurs dizaines d’engins aient été détruit ou endommagés. Et les chars endommagés seront remorqués pour être retapés ensuite. En fait, les roquettes RP-3 peuvent certes infliger des dégâts importants en saturant de feu une cible fixe, notamment des bâtiments. En revanche, l’arme reste encore trop imprécise contre des objectifs plus mobiles. Les pilotes britanniques ont pu être trompés par l’intensité des explosions que leurs projectiles ont causées. Tactiquement, il semble que l’impact des roquettes ait été limité tout au long de la campagne, alors que les attaques précises à la bombe ont pu causer des destructions plus importantes, d’autant que les déflagrations causées sont plus puissantes que celles des roquettes. Enfin, pour conclure, si l’aviation tactique a eu un impact plus limité sur la campagne, elle aura réussi une chose : instaurer la peur du « Jabos » aux soldats et officiers allemands.
Roquettes RP-3 fixées à leur rampe sous l’aile d’un Hawker Typhoon
Sources :
– AUBIN N. : « La course au Rhin (25 juillet – 15 décembre 1944). Pourquoi la Guerre ne s’est pas finie à Noël », Economica, Paris, 2019
– BEEVOR A. : « D-Day et la Bataille de Normandie », Calmann-Levy, Paris, 2009
– KADARI Y. (Dir.) : « Duels dans le bocage 1944. Combats de chars en Normandie » (dossier), in Batailles & Blindés hors-série N° 22, Caracktère, juin 2013
– QUESADA E.R. (Dir.) : « Achtung Jabos ! The Story of the TAC », Stas & Stripes, 1945
– JOHNSTON P. : « Tactical Air Power controversies in Normandy : A question of Doctrine »i,
– JOHNSTON P. : « 2nd TAF and the Normandy Campaign : Controversy and under-developed Doctrine », Royal Military College of Canada, Kingston, 1999