Au début de 1944, la propagande allemande proclame encore que le « Mur de l’Atlantique » (« Atlantikwall ») est infranchissable aux Armées alliées, protégeant ainsi la « Forteresse Europe ». Mais sur le terrain, la réalité est moins reluisante. En effet, la « forteresse » n’est pas encore achevée et manque de moyens, même si les Blockhäuse érigés entre le Cotentin et Dunkerque ne manqueront pas d’impressionner. Ainsi, sur le littoral du Calvados et du Cotentin (soit entre l’estuaire de la Seine et Cherbourg), le réseau défensif poliorcétique du Reich n’est pas encore complet. Mais il ne manque pas d’inquiéter les alliés car les défenses de la Basse Normandie restent assez redoutables. Il suffit de se rendre au Mont Canisy, à Juno Beach, à Longues-s/-Mer et à la Pointe du Hoc pour s’en rendre compte. L’objectif de cet article est moins de dresser l’histoire du Mur de l’Atlantique en Normandie que d’en voir la complexité, les forces et les faiblesses.

– En 1942, Hitler ordonne à l’Organisation Todt d’ériger un gigantesque réseau fortifié en béton afin de protéger la « Forteresse Europe ». Mais les films d’actualité tournés sous la direction du Ministère de la Propagande du Reich masquent un impératif stratégique plus préoccupant pour l’Allemagne. En effet, en décembre 1941, les Etats-Unis sont entrés en guerre, contrairement aux estimations optimistes de Berlin. Et la machine industrielle américaine commence à tourner à plein régime et sort des centaines de navires de ses chantiers navals. En raison des nettes limites de la Kriegsmarine en matière d’opérations combinées*, Hitler décide de dresser un bouclier sur les côtes européennes. Il sait que tôt ou tard, les Alliés tenteront un débarquement de grand style sur les côtes françaises ou autres. Ainsi, pendant deux ans, Fritz Todt s’emploie à bétonner le littoral de l’Ouest de l’Europe, ainsi que celui de la Norvège. Ainsi, les côtes françaises ne tardent pas à se garnir de Blockhäuse de différents types et d’obstacles en tous genres sur les plages (pieux, tétraèdres, « hérissons tchèques », « portes belges », etc.). Et plusieurs fortifications s’érigent de canons qui, de leur gueule, surveillent la Mer du Nord et la Manche.
– Or, en août 1942, Canadiens et Britanniques échouent à s’emparer du Port de Dieppe après un raid sanglant et trop prématuré. Cependant, il inquiète suffisamment les Allemands pour que Hitler ordonne d’accélérer les travaux pour rendre 5 000 km de côtes imprenables (ce qui est impossible). Fritz Todt s’exécute et tente de rafler tout ce qu’il peut en matière de béton, d’acier et de main d’œuvre** mais cela ne suffit pas pour autant. Fin 1943, nommé commandant du Groupe d’Armées « B » (Heeres-Gruppe B), le Feldmarschall Erwin Rommel ordonne d’accélérer les travaux car il estime que le débarquement ennemi est pour bientôt. Cela nous amène à évoquer la fameuse « Panzerkontroverse ». Contrairement à von Rundstedt qui est se dit prêt à n’engager les unités blindées qu’en contre-attaque APRES le débarquement, Rommel estime qu’il faut vaincre l’ennemi dès qu’il aura débarqué. Deux conceptions s’opposent : von Rundstedt opte pour une série de puissantes contre-attaques contre les armées alliées pour les rejeter à la mer (et sauvegarder Paris), alors que le « Renard du désert » plaide pour une forme de bataille décisive qui engagerait des unités de forteresse, de l’infanterie et des Panzers. Pis, féodalisme concurrentiel de la machine nazie obligeant, seul Hitler peur autoriser l’emploi des Panzer-Divisionen. Or, celles basées en France (2. PzD, 9. PzD, 11. PzD, 21. PzD, 116. PzD, 130. PzD « Panzer Lehr », 1. SS « Leibstandarte Adolf Hitler », 2. SS « Das Reich », 12. SS « Hitlerjugend » et 17. SS-PzGr « G.v.B ») ne sont pas sous l’autorité directe de Rommel mais sous celle de Leo Geyr von Schweppenburg, patron du Panzergruppe « West ». Mais avec du recul, ces deux conceptions se heurtent à deux soucis majeurs : les moyens mécanisés et motorisés limités des Allemands, ainsi que la maîtrise quasi-complète du ciel par les Alliés.

– Il n’empêche que le Führer laisse son Maréchal préféré diriger les travaux. Rommel donne un coup d’accélérateur aux travaux sur le littoral de l’Ouest et du Nord-Ouest de la France. Mais des 15 000 ouvrages prévus, un peu plus de la moitié verra le jour. Pour la Normandie à la veille d’« Overlord », sur un peu plus de 2 000 ouvrages de tous types, « seuls » 1 643 seront achevés (ce qui n’est pas négligeable en soi) pour 79 presque achevés et 279 en cours de construction. Mais il faut protéger 500 km de côtes. Or, ce sont les ports en eaux profondes (Cherbourg, Le Havre, Dieppe) qui sont les mieux protégés, ceinturés part tout un réseau de Blockhäuse sensés interdire toute débarquement par la mer et barrer la route à l’ennemi par la terre. Après le raid de Dieppe, les secteurs portuaires ont reçu priorité. Et outre les unités de l’Armée de Terre, ils peuvent bénéficier du personnel de la Kriegsmarine, notamment des Artilleurs suffisamment qualifiés. Les Côtes ne sont pas dégarnies pour autant mais les travaux ne sont pas achevés partout et le maillage fortifié reste inégal. Ainsi, les secteurs côtiers les mieux protégés restent ceux d’Omaha Beach (Colleville – Saint-Laurent-s/-Mer), la Pointe du Hoc et Juno Beach (Bernières et Courseulles-s/-Mer). Le secteur « Sword » (Lion-s/-Mer – Luc-s/-Mer – Ouistreham) a été plus difficile à fortifier en raison du maillage urbain balnéaire.

– Cependant, le réseau de fortifications et de Blockhäuse est complexe, avec des fonctions spécifiques à chaque secteur. Les plages sont protégées par des Widerstand-Neste ou WN (« nids de résistance »), soit un ensemble comprenant des Blockhäuse et un réseau de tranchées de communication. Chaque WN s’articule autour d’un Blockhaus principal pouvant abriter 40-50 hommes, comptant également un ou plusieurs canons antichars en batterie, des fortins d’observation, ainsi que des « Tobrouk », soit des petites tourelles en forme de coupole pouvant loger les 2 servants d’une mitrailleuse MG 34 ou 42 ou bien ceux d’un mortier léger. Un WN pouvait être défendu par une compagnie d’infanterie. Les WN intégraient également des logements au confort acceptable (avec systèmes de ventilation et de chauffage), une infirmerie, un poste de communication (radio ou téléphonique), ainsi que des dépôts de vivres, de matériels et de munitions. Tout était conçu pour qu’une unité de combat puisse vivre en autonomie face à la mer en attendant d’être relevée, avec la capacité de réagir rapidement et en bénéficiant d’une protection face aux bombardements. Mais Erwin Rommel décide de rendre les plages encore plus inaccessibles en ordonnant de les garnir par toute une gamme de pièges et d’obstacles : explosifs fixés sur pieux pour faire couler les barges, « hérissons tchèques », « asperges de Rommel », « dents de dragons » contre les chars et « portes belges ».

– Les Batteries sont les autres pièces maîtresses de l’Atlantikwall en Normandie. Dotées de canons à longue portée, leur rôle est triple : interdire toute approche navale, riposter aux tirs de pilonnage par un feu concentré et opérer un tir défensif sur les plages en cas de débarquement. Là encore, leur configuration n’est pas uniforme puisque les canons peuvent être abrités sous une casemate de béton ou bien installés sur une plateforme circulaire pour les pièces les plus lourdes. Chaque batterie est également un système en soi, avec un Blockhaus de tir (doté de télémètres et d’un poste de communication), d’abris pour les soldats et d’un dépôt de munitions. Enfin, elles peuvent être installées soit près du littoral (Mont Canisy, Longues-s/-Mer, Pointe du Hoc, Crisbecq–Saint-Marcouf), soit plus à l’intérieur des terres (Merville-Franceville). Ensuite, la défense du littoral bénéficie également de pièces de FlaK (12,8-cm FlaK 40, 8.8 cm 18/36/67/41, 3.7 cm FlaK 18/36/67/43…) pour la défenses antiaérienne. Mais celles-ci appartiennent soit aux divisions d’information, soit à des formations autonomes de la Luftwaffe. Enfin, à côté des batteries, on trouve toute une gamme de Blockhäuse aux fonctions plus diverses : stations radars (Douvres-la-Délivrande), grands édifices d’observation…

– Mais aussi impressionnant soit-il, le système de défense allemand du littoral normand compte aussi des faiblesses structurelles. En effet, pour les quelques 250 kilomètres de littoral du Calvados et de la Manche entre Honfleur et Cherbourg, les Allemands n’alignent que 4 divisions (d’est en ouest : 716. Infanterie-Division, 352. ID, 91. Luftlande-Division et 709. ID), ce qui donne plus de 50 km en moyenne à couvrir par unité. En réserve, on trouve la 243. ID dans la région de Coutances et la 77. ID dans le secteur d’Avranches. Enfin, seule la 21. Panzer-Division constitue une réserver mécanisée à proximité car basée au sud-est de Caen). Certes, les généraux d’infanterie allemande échelonnent leur défense en maintenant 1 régiment en surveillance des plages et laissant le reste de la division en réserve. Mais à cette époque, les divisions d’infanterie allemande qui tiennent la Normandie possèdent des effectifs sensiblement amoindris, comptant des anciens du Front russe et des jeunes recrues. En outre, elles comptent des Polonais recrutés plus ou moins de force, ainsi que les Ost-Bataillonen composés d’anciens soldats de l’Armée Rouge Ukrainiens, Russes, Géorgiens, Azéris, Caucasiens et Turkmènes. Loin de chez eux et mal considérés, ces soldats ne feront pas des recrues efficaces. Pire encore, les divisions placées en réserve à l’intérieur des terres sont surtout hippomobiles (à l’exception de la 91. Luftlande-Division mieux lotie) et n’ont pas la vitesse d’exécution nécessaire pour renforcer le dispositif des plages. Et comme si cela ne suffisait pas, contrairement à leurs alliés, les Allemands manquent de radios, ce qui ne facilitera pas la coordination des mouvements de troupes. D’autre part, en ordonnant aux trois aux divisions en charge de la défense des plages de leur dispositif, Rommel contraint les fantassins à se transformer en soldats-travailleurs, en raison du manque d’effectif et de moyens du Génie. Par conséquent, l’entraînement à la défense des plages est négligée, même au sein de la 352. ID du Général Dietrich Kraiss, réputée pourtant solide grâce à l’ossature formée par ses anciens officiers et sous-officiers de l’Ostfront.
Affût bétonné pour pièce lourde et abris pour munitions de la batterie de Merville-Franceville (14 – Fonds personnel)
– Les problèmes sont aussi sensibles dans les unités d’artillerie. En effet, les Allemands ont récupéré des canons de capture qu’ils ont reconvertis en artillerie côtières. L’ensemble est assez hétérogène puisque l’on trouve des pièces françaises (comme des 155 GPF à la Pointe du Hoc), tchèques (du modèle Skoda), voire même des pièces de campagne soviétiques. Cela engendre une hétérogénéité des munitions qui sont bien souvent disponibles en nombre limité. Enfin, la défense des côtes ne se résume pas à la seule dimension terrestre, puisque la dimension aérienne est devenue un élément clé. Or, au printemps 1944, la Luftwaffe n’a rien n’à aligner de sérieux.
