Adolphe Guillaumat : « Franchet d’Esperey a obtenu ses lauriers en Orient grâce à mon travail. »

Guillaumat ? Evidemment, ce nom ne vous dit rien… ou si peu. A l’image de certains acteurs, il fait figure de second rôle dont on croise le nom au gré de quelques ouvrages consacrés à la Grande Guerre. Autant le dire tout de suite, il faudra rendre justice à ce général par trop méconnu qui a été injustement privé d’une reconnaissance de l’Histoire qui lui est pourtant dû, à cause de… la confiance qui lui portait Clemenceau ! Restant encre dans l’ombre de Foch et Pétain – comme d’autres – Adolphe Guillaumat a joué un rôle primordial dans la victoire sur le Front d’Orient (Grèce, Macédoine et Serbie). En effet, c’est lui qui a créé l’outil victorieux dont Louis Franchet d’Esperey a usé. Mais pour en savoir plus sur la victoire du Front d’Orient, nous sommes une fois de plus descendu chez Athéna pour interroger l’intéressé. Nous le retrouvons, petit homme au visage arrondi et à la petite moustache en brosse, attablé et sirotant un Vermouth. Il a accepté de nous accorder un long entretien.
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– Mon Général, le public français vous connaît malheureusement mal, sinon très mal. Pouvez-vous nous en dire davantage sur votre parcours ?
– Oh, vous savez, ça ne varie guère de mes congénères : Saint-Cyr – Promotion « des Pavillons noirs » – affectations dans la Coloniale (Afrique, Tonkin), Légion étrangère, breveté d’état-major de l’Ecole de Guerre. En 1914, je commande mais vais jouer ensuite à la grenouille dans le marais de la politique comme Chef du Cabinet Militaire d’Adolphe Messimye en 1913. En 1914, le commande successivement les 33e et 4e Divisions d’Infanterie. J’ai commandé le Ier Corps d’Armée à Verdun et sur la Somme où j’ai pu « admirer » les compétences de stratège de Ferdinand Foch. Mais je peux m’enorgueillir d’avoir reconquis la Cote 304, le Mort-Homme et la Cote du Poivre durant la Seconde Bataille de Verdun (août 1917, NRLR)… que vos écoliers n’apprennent pas en classe. Me trompe-je ?

– Non, malheureusement. Fin 1917, Clemenceau vous envoie prendre la tête du Corps Expéditionnaire d’Orient. Pour quelles raisons ?
« – Les raisons sont aussi politiques que militaires. Je dois vous expliquer en détails. Premièrement, Clemenceau m’envoie là-bas pour remplacer Maurice Sarrail, que l’on dit s’être comporté comme un satrape à Salonique. Je ne le porte pas dans mon cœur mais il avait tout le monde contre lui : Joffre, les Anglais, les politiques grecs… Certes, son idée de faire un voyage de noces sur la ligne de front n’était pas de premier goût mais il faut dire que la mauvaise volonté de Joffre l’a privé de moyens pour mener des opérations de soutien à la Roumanie. Il a remporté une victoire à Monastir en 1916 contre les Bulgares mais rien qui ne put changer la donne. La Roumanie s’est faite écrasée en un temps record et nos forces en Grèce ont continué de croupir au milieu des moustiques. Au début 1917, il a réussi à reprendre Koritza, en Albanie, aux Austro-Hongrois  mais n’a pu débouché à Dobropolje et sur la Tcherna. Mais c’est bien tout et c’est bien maigre. En revanche, on peut mettre à son crédit d’avoir commencé à enrayer l’épidémie de paludisme qui sévit dans le camp de Salonique depuis 1915.

– Étiez-vous le seul sur la liste ?
« – Non. Il y a François Anthoine et Louis Franchet d’Esperey** également. Mais le premier n’a pas eu la faveur du Tigre par manque d’autorité. Quand au second, Clemenceau ne l’aime pas pour des raisons… d’opinions politiques différentes. Clemenceau me fait savoir que j’ai les compétences pour cette mission. Il souhaite quelqu’un qui sache réorganiser un front et les services qui y sont nécessaires. Mais en même temps, il sait que je lui suis politiquement loyal. Cependant, je sers mon pays et veux la défaite de l’ennemi. En décembre 1917, je quitte mon PC de la IIe Armée à Souilly (région de Verdun –  NDLR) et arrive en Grèce. Je tiens à souligner que Sarrail m’accueille avec chaleur en m’offrant une réception. Drôle d’ambiance…

– En quoi consiste votre mission quand vous prenez la tête du Commandement des Armées Alliées (C.A.A) en Orient ?
« – Contrairement à ce que l’on pourrait croire, je n’ai pas pour mission de relancer l’offensive. A la fin de l’année 1917, le Gouvernement français et Pétain au GQG savent que les Allemands font frapper un grand coup en France, donc il est tout à fait hors de question de se payer le luxe de lancer une offensive en Orient tant que la menace n’est pas conjurée. Par conséquent, j’ai pour mission stratégique d’empêcher une attaque des Autro-Hongrois, des Allemands et des Bulgares contre la Grèce, tout en réorganisant les forces alliées (pas seulement les unités françaises) et en intégrant les forces armées helléniques

– De quelle marge de manœuvre disposez-vous ?
« – Contrairement à Sarrail qui était victime de la vindicte et de l’inaction de Joffre et de l’impuissance de Briand, je dispose de la confiance de Clemenceau et Lloy-George a approuvé ma nomination. Ensuite, je ne réponds qu’aux ordres de Paris pour les instructions politiques et militaires. J’ai même pleine autonomie pour le déplacement et les mouvements de troupes suivant les circonstances. Pour les questions de logistique et de ravitaillement, je peux en référer directement à Clemenceau et au GQG. En revanche, je dois compter avec le sens de l’économie de Pétain qui ne cédera des divisions qu’à l’économie. Toutefois les relations avec l’Ambassade de France à Athènes ne sont pas au beau fixe et ce, dès le départ. Ah, ces diplomates ! En revanche, le règlement définitif de la question grecque – par la politique du canon – et l’arrivée d’Eleufthérios Venizélos à la tête du Gouvernement grec est là pour nous rassurer quant aux intentions de notre « pays hôte ». Même si, beaucoup d’officiers loyaux envers le Roi déchu Constantin Ier n’ont toujours par digéré le coup d’état.

– Comment se répartissent les forces qui vous sont confiées ?
« – Je commande à plus de 530 000 hommes qui dépendent théoriquement du C.A.A. Nos troupes sont les plus nombreuses, 185 000 hommes environ, et sont sous le commandement de l’Armée Française d’Orient (A.F.O) de Grossetti. Les Serbes forment 2 Armées avec 125 000 hommes environ. Vient ensuite l’Armée Royale hellène avec 118 000 hommes, puis les 54 000 italiens sous l’autorité de la 35e Division et enfin, environ 50 000 Britanniques du Corps de Milne. Parmi ces effectifs, il faut compter les unités de combat mais aussi d’intendance. Et pour les transports, il nous faut compter 130 000 chevaux de bât, mules et ânes. Les Italiens tiennent l’Albanie et ne veulent pas en bouger. Nos troupes tiennent le front faisant face à la Macédoine avec les Serbes (devant la Dobropolje, le Vardar et le Lac Doiran). Enfin, les Britanniques se cantonnent à surveiller la frontière de la Thrace mais regardent vers le Bosphore qui et la partie européenne de l’Empire Ottoman. Et ils ne sont pas disposés à aller plus au nord…

– Enfin, le front que je commande va de Valona dans les montagnes albanaises et court jusqu’à Amphipolis et le Golfe Strynomique. En l’occurrence, cette ligne couvre d’ouest en est la région de Koritza, la rive sud-ouest du Lac Ochrida à Pogradec, la rive est du Lac Prespa, Monastir, la région de la Moglena, Huma et le Lac Doiran.

* Quelle situation trouvez-vous à votre arrivée ?
« –  Je pensais à voir tout vu en matière de désorganisation et de défiance entre alliés. Mais Salonique, c’est le bouquet ! Je ne peux pas vous brosser un tableau complet, tant il me faudrait rédiger un livre sur la question. Commençons par le haut : Sarrail ne s’entend pas avec les Anglais du Général Georges Milne qui sont d’abord là pour surveiller nos attentions quant au Détroit de Constantinople et jouent de leur mauvaise fois pour nous freiner. Côté serbe, le Régent Alexandre Karagjeorjevic (fils du vieux Roi Pierre II) veut reprendre la lutte mais ses vieux généraux** sont pusillanimes après les échecs offensifs de 1917. Les Italiens détestent les Serbes, veulent constituer l’Albanie en protectorat sans vouloir entendre ce qu’ont à leur dire les Grecs quant à la Méditerranée Orientale… que surveillent les Anglais. A leur tour les Grecs reprochent aux Serbes d’avoir fait main basse sur la vallée fertile de la Moglena.

– Au niveau du commandement, le brave Général Paul Grossetti fait ce qu’il peut mais la maladie limite ses moyens et il se comporte comme s’il n’était que le commandant de l’armée française en Grèce, ce qui n’arrange pas les relations avec les autres alliés. Et Sarrail a placé nombre de ses fidèles à la tête de bureaux de l’état-major, certains (tels le Capitaine Mathieu) ayant même pratiqué le détournement d’argent ! Et l’efficacité n’est pas le fort de ces messieurs. Pour illustrer mon propos, voici quelques exemples : l’Artillerie – aux effectifs restreints –  ne dispose pas d’un acheminement correct, la logistique est déplorable, le Génie ne fait pas son travail et l’intendance ne suit pas. Quand on sait que nos soldats gèlent littéralement sur des sommets de montagnes aux chemins caillouteux. Et pour ajouter à tout ce désordre, le sommet revient aux services qui s’entremêlent dans un écheveau de bureaucratie militaire ! Je ne veux pas dire que nos « Poilus » en France ont plus de chance mais la situation est alarmante. Au début, je m’agace des plaintes émises car j’estime que beaucoup de ces soldats, basés à Salonique depuis 1915 ne savent pas ce qu’ont enduré leurs camarades sur le Front français. Mais quand je vois la situation frumentaire et alimentaire, je suis presque terrifié.

– Par le bas, la situation est déplorable. On vous a sûrement beaucoup parlé des cas d’insubordination et de désobéissance collectives après l’Offensive Nivelle en France. Mais en Orient, il y a eu des cas similaires en raison d’une démoralisation massive due aux maladies, à l’ennui, au mal du pays et à la faible rotation des permissions. Pour améliorer leur quotidien, ils ont été même contraints de faire pousser des fruits et légumes dont ils achetaient les graines aux civils grecs. C’est pour cette raison que le « Tigre » les a surnommé (avec sa mauvaise ironie coutumière, je vous le concède) « les Jardiniers de Salonique ». Aussitôt débarqué, j’entreprends d’inspecter tout ce salmigondis. Je découvre avec stupéfaction que Sarrail c’était fait aménagé un train pour ces inspections. Je l’utilise d’abord mais le rail ne va pas partout et préfère  utiliser l’automobile. Moralement cela fait du bien aux soldats quand un général s’approche de leurs lignes et vient leur parler. Et ce que je vois et j’entends m’incite très vite à prendre des mesures rapides car il y a urgence.

– Chez les Alliés, il faut compter avec une division russe, envoyée là en 1916 et qui n’a pas eu l’occasion de briller. Résultat, la voici travaillée par le Bolchévisme et l’envie d’aller rejoindre la Révolution pour le partage des Terres. Je décide donc de dissoudre cette unité qui aurait fait plus de mal que de bien sur le Front. Les plus motivés signent à la Légion étrangère et les autres iront travailler sur les arrières en attendant qu’on les renvoie chez eux. Quant aux Anglais, qui pour certains ont connu l’enfer de Gallipoli, ils ont vécu dans un confort balnéaire si je puis me permettre. Résultat, ils se sont amollis et n’ont rien appris des nouvelles tactiques et techniques de combat que leurs camarades utilisent fort bien sur le front de l’Est. Les Tommys servant sur le front de l’ouest hésiteraient entre la moquerie et la honte s’ils les voyaient.

– Les Serbes sont de bons soldats, rustiques, endurants et adaptés au combat en montagne. Ce sont de précieux alliés car mon organigramme d’unités ne comporte que quelques régiments de chasseurs à pied mais pas de chasseurs alpins. Seulement, beaucoup d’officiers serbes accusent un moral en berne car ne voient pas quand ils pourront rentrer dans leur pays occupé par l’armée de Vienne. Les Italiens ont une division de 54 000 hommes, ce qui est énorme mais qui correspond à leur but politique de s’assurer un protectorat albanais.  Les Italiens manquent d’Artillerie mais leurs troupes sont assez solides. Enfin, l’Armée royale grecque ne s’est pas encore remise totalement des effets du coup d’état, si bien que le Général Danglis a dû procéder à une véritable épuration dans les cadres en arrêtant ceux favorables au Roi. Ajoutez à cela que Venizélos se méfie de l’Armée. Les soldats grecs n’ont pas l’expérience des combats et pensent qu’Allemands et Bulgares leur sont supérieurs. Il faudra remonter également leur moral.

* Commençons d’abord par le haut. J’imagine que vous remaniez l’état-major et l’organsation.
«  – Presque de fond en comble ! Premièrement, j’emmène avec moi les Colonels Charpy (mon chef d’état-major du C.A.A) et Trousson (le sous-chef d’état-major en charge des 2e et 3e Bureaux), deux hommes de confiance dont j’ai pu mesuré l’efficacité. Je  garde le chef du 1er Bureau (Bossaut) à son poste mais confie le 2e Bureau (Renseignements) à un officier de confiance, le Commandant Faure et  le 3e Bureau (Opérations) à un officier prometteur : le Chef de Bataillon Charles Huntziger***. Enfin, je remanie complètement le 4e Bureau (ravitaillement) qui est confié à Clémençon en remplacement de Carlut dont l’efficacité s’est visiblement avérée plus que douteuse. Ensuite, sans vous livrer toute la liste, je promeut des officiers méritants et donne de nouvelles responsabilités aux plus compétents.

– Ensuite, à la tête de l’Armée Française d’Orient, je remplace Grossetti malade par un général plus jeune mais qui a fait ses preuves en France à la tête des 59e DI et XVIIe Corps d’Armée ; le Général Pierre Henrys, un protégé de Lyautey mais dont je ne doute pas de compétences. Il m’impressionne vite car, débarqué à Salonique sans escorte, il assure sa charge rapidement et entreprend remettre bon ordre dans ses états-majors, son parc d’Artillerie et ses unités de soutien. Pour l’Aviation, tout est réorganisé également en plaçant différents types d’escadrilles (Reconnaissance, Chasse, Bombardement) sous le commandement direct de chaque armée ou de chaque groupement.

– Je conserve également l’idée des Groupements de Divisions d’Infanterie (G.I.D) qui réunissent des divisions de diverses nationalités et finissent par disposer de leurs propres Groupes d’Artillerie. Nous disposons également d’unités de Cavalerie d’Afrique (Spahis et Chasseurs à Cheval). Comme chaque régiment et ses escadrons sons disséminés, je décide de les regrouper en une nouvelle brigade mobile appelée Brigade de Cavalerie d’Afrique du Nord (BCAN) que je confie à François Jouinot-Gambetta.

– Enfin, par nécessité, je décide de séparer les formations de combat avec les services de l’arrière pour mettre fin à la confusion. C’est pour cela qu’est créée la Direction de l’Arrière (DA) que je confie au Colonel Boucher et qui est en charge de la demande de fournitures.

* Ensuite, il vous faut obtenir la conciliation et la coopération des Alliés…
«  – Tout à fait. Je dois endosser leur rôle de diplomate militaire et ça n’est pas une mince affaire. Le tout est de traiter les généraux alliés en stricts égaux. Par exemple, il faut renforcer la coopération car jusque-là, chaque chef d’armée se comporte indépendamment des autres. J’arrive à me concilier assez vite les Italiens du Général Ernesto Mombelli mais ils se montrent tatillons sur des questions de détail, ce qui s’avère vite ennuyeux. Curieusement, les généraux serbes sont les plus difficiles à convaincre et font montre de mauvaise volonté. Mais je ne suis pas mécontent du résultat avec George Milne puisque je parviens à briser la glace à force de courtoisie et de marques amicales. Ensuite, les relations entre l’état-major du C.A.A, de l’A.F.O et de la Salonika Army ouvrent la voie à une très bonne coopération, tant qu’elle concerne les opérations qui restent dans le cadre des intérêts britanniques dans la région…

– Les paroles ne suffisant pas il faut vite concrétiser la volonté par des actes. C’est ainsi que j’intègre des officiers des différentes nationalités au sein de l’état-major du C.A.A, ainsi que dans les postes techniques, sur le modèle de l’état-major interallié que pilote Foch. Je coordonne plus que je n’ordonne car Anglais et Italiens notamment, réclame le droit d’en référer respectivement à Londres et Rome. Mais comme je vous l’ai dit, pour l’heure ma mission est défensive et c’est d’abord à d’importantes tâches de réorganisation du front et des arrières que nous nous attelons.

* Vous trouvez la situation de l’Armée Française d’Orient déplorable, comment résolvez-vous le problème ?
« – J’ordonne que soient améliorées les conditions de vie de soldats sur le front afin de redresser  leur moral qui en a le plus besoin.  Songez, Anglais et Italiens disposent de magasins alimentaires bien fournis qu’ils se gardent bien de partager ! Tout passe d’abord par la réorganisation complète de l’Intendance et de la Logistique qui sont primordiaux sur un front montagneux et, qui plus est, très éloigné de la Métropole. Voyez-vous, sur le Front français, déplacer ou ravitailler des troupes nécessite « seulement », sur une coordination et un chronométrage précis certes, un usage des trains et des camions. Mais pour Salonique, presque tout – hommes, matériel, ravitaillement –  passe par le bateau en dépit de la construction d’une route dans le nord de l’Albanie et de la Grèce par les Italiens. Du coup, les ports italiens et le Pirée servent de relais avant Salonique pour nos navires venant de Marseille, d’Alger ou de Tunis. La Reggia Marina italienne et la Marine grecque apportent également leur concours pour le transport mais ses forces navales croisent davantage dans l’Adriatique pour surveiller la Côte dalmate qui appartient aux Austro-Hongrois. Et si les Anglais tiennent la Méditerranée orientale, ils priorisent leurs transports de troupes vers Alexandrie pour leur campagne de Palestine. Or, il faut compter avec la menace des sous-marins austro-hongrois alors que les Britanniques ont renvoyé la majeure partie de leurs navires de guerre dans l’Atlantique pour escorter les convois. Heureusement que les deux escadres japonaises du Contre-Amiral Sato nous apportent une aide précieuse pour l’escorte des transports.

– Ainsi fait, pour ravitailler le camp de Salonique, nous devons acheminer de la viande et du vin d’Algérie, du matériel et des médicaments de France. On va même chercher des matières textiles jusqu’en Inde. Mais cela prend du temps et nous rend dépendant de la mer. Du coup, malgré un désaccord quand au fourrage de l’Armée serbe, le Général Henrys se base sur son expérience de la Coloniale pour organiser de véritables petites exploitations agricoles dans nos zones arrières. Beaucoup de nos soldats sont issus des campagnes et savent comment faire pousser des légumes. Ensuite, nous mobilisons (contre rétributions diverses) la population grecque aux travaux d’exploitation. Enfin, nous profitons d’une unité d’électriciens créée par Sarrail pour former des ateliers qui servent à l’amélioration du quotidien des soldats.

– La question sanitaire est également préoccupante à mon arrivée. Cependant, je reprends les services du Médecin en chef Vibescq qui a lutté efficacement contre le paludisme par des mesures médicales et la prise de médicaments, notamment de quinine. Ensuite, il faut aménager des postes médicaux dignes de ce nom, tout en assainissant le camp de Salonique qui, je vous le rappelle, se situe dans une zone délimitée par des marécages infestés de moustiques. Mais là encore, nous dépendons de la Marine pour les soins aux blessés et malades, Salonique n’ayant pas d’infrastructures médicales pour plusieurs dizaines de milliers d’hommes.

– Grâce aux efforts de mon état-major, notamment du 4e Bureau, et à ceux de la D.A, nous parvenons en quelques mois à réorganiser les services logistiques  et d’intendance, de même que les unités du Génie. Ainsi, en profitant du renfort de civils grecs, nous aménageons une rocade derrière le front, de même que des routes « pénétrantes » dans le secteur de chaque division. Et cela améliore la circulation du ravitaillement, en dépit du terrain toujours difficile.

Ces mesures améliorent le niveau de vie des soldats mais il faut aussi les entraîner.
« – Sur ce point, Sarrail n’a strictement rien fait… ou rien pu faire. Je suis effaré de voir que nos « Poilus » et Tirailleurs d’Afrique sont restés aux conceptions tactiques de 1915 ou au mieux, de 1916 pour ceux qui sont arrivés plus tardivement. Et chez les divisions de Milne, c’est encore pire, certains de Tommys n’ayant jamais vu de casque Brodie, ni de fusil lance-grenade, ni de mitrailleuses Lewis ! Décidément, cette armée était loin de tout. Du coup, j’applique les recettes qui font leur preuve en France, tant pour nous que pour les Britanniques : je crée des Centres d’Instructions Divisionnaires (CID), ainsi que des Ecoles pour les armes spécialisées, notamment pour l’Artillerie, le Génie et les Gaz (Veria). Mais pour cela, il me faut des officiers instructeurs qui connaissent le maniement des armes modernes et collectives. Pour l’Artillerie, heureusement que nous avons envoyés des officiers et sous-officiers expérimentés en 1917, notamment pour l’emploi des feux et les plans de tirs. Mais il faut encore améliorer le niveau. Seulement, Paris ne m’en envoie qu’au compte-goutte. Toutefois, ces officiers suffisamment formés permettent d’améliorer le niveau des soldats. Les Britanniques reçoivent également des instructeurs. De notre côté, nous transmettons notre savoir tactique et technique aux Serbes et aux Grecs.

– Cependant, malgré vos efforts vous devez faire face à des obstacles et insuffisances.
« – Oui. Malgré les efforts de réorganisation, je me heurte à la question des effectifs humains et matériels. Premièrement, les forces du Génie restent cependant insuffisantes pour aménager les zones à l’arrière du front, qui plus est dans un environnement montagneux et pauvre en routes. Quant à l’Artillerie, il manque des pièces lourdes et des canons de montagne. Je dispose de batteries de 75 mm, de De Bange 120 mm et de 155 CTR Schneider mais il m’en faudrait davantage. Ainsi, il ne faut pas espérer une puissante concentration des feux pour les batailles à venir. Ensuite, je peux disposer de 460 avions de combat, ce qui est un chiffre acceptable mais qui doit être observé à l’économie. Enfin, question de coopération, il y en a un pour me mettre des bâtons dans les roues, c’est le Général Paul-Emile Bordeaux, Chef de la Mission militaire française à Athènes, qui pour ordre du Gouvernement de hâter la mobilisation grecque mais qui agit totalement indépendamment de mes ordres et demandes, ce qui n’est pas sans créer de la confusion des tensions avec nos alliés hellènes.

* Au printemps 1918, vous lancez cependant des opérations sur le Front d’Orient alors qu’au départ, vous aviez une mission défensive.
« – Absolument. Au départ, je charge Huntziger de préparer des opérations « défensive-offensive » sur le modèle de la défense en profondeur initiée par Pétain, avec 1 ligne de front et 3 lignes de repli. Donc, pas question de lancer des offensives, d’autant que je fais partie de ceux qui pensent que la Guerre se joue principalement à l’Ouest. Je pense même à renvoyer 2 divisions en France sitôt que l’Armée grecque sera prête mais cela tarde.

– Toutefois, aux mois d’avril-mai 1918, le contexte change quelque-peu puisque la menace allemande a été conjurée une première fois en Picardie. En plus, le Renseignement nous apprend que la XI. Armee allemande de von Scholtz (plus bulgare qu’allemande d’ailleurs) qui tient la frontière gréco-macédonienne, a cédé 2 divisions parties pour le Front de l’Ouest. Cette baisse d’effectif nous incite donc à planifier des offensives limitées pour renforcer notre position. Et cela, permettra de renforcer la cohésion et la coopération entre armées nationales.

– Je décide donc, avec l’accord de nos alliés, d’attaquer en Albanie et près la frontière gréco-macédonienne, dans les régions d’Ostrovitza et de Kamia, afin de dégager la région de Huma, à l’ouest du Vardar. La planification s’effectue pour le mieux avec nos alliés. Notre artillerie assurera une bonne partie de l’appui-feu. Et notre aviation y concoure efficacement dans le repérage des lignes bulgares en montagne, d’autant que l’ennemi n’a pas les effectifs nécessaires pour riposter efficacement. Milne prête même son concours pour que ses divisions lancent une attaque de fixation contre les Bulgares à l’ouest du Lac Doïran. Lancée le 27 mai, l’offensive est un succès et nous faisons des prisonniers bulgares. Mais chose importante : notre front est renforcé et l’ennemi ne tentera rien.

* Fort de succès, vous commencez la planification d’une offensive plus importante…
« – Oui, mon état-major (Charpy et Huntziger) couchent un plan qui prévoit une puissante poussée en direction du nord, depuis la Moglena afin de percer à Gradsko, à la jointure des dispositifs Germano-austro-hongrois et Bulgare. Personnellement, je penche davantage pour une puissante attaque contre la Bulgarie en franchissant la Thrace.

*… Quand vous êtes rappelé à Paris.
« – A vrai dire, j’attendais cette décision de Clemenceau puisque j’envisageais mon départ de Grèce afin de reprendre un commandement en France. Or, à ce moment les Allemands ont lancé une puissante offensive sur l’Aisne qui les a menés sur la Marne. Officiellement, le « Tigre » veut un homme de confiance pour assurer la défense de Paris, comme Gouverneur Militaire. Mais officieusement – et ce que beaucoup de gens ignorent encore – c’est qu’il veut me garder près de lui au cas où il faudrait expulser Pétain du GQG de Compiègne suite à la colère de Parlementaires qui souhaiteraient se débarrasser de « Philippe Auguste » jugé trop pessimiste.

* Et vous finissez la Guerre discrètement.
« – Je laisse une armée alliée renforcée et beaucoup plus cohérente à Franchet d’Esperey. Sans rire, si je n’avais pas fait table rase du mauvais travail précédent, il n’aurait sans doute jamais pu lancer son offensive dans des conditions favorables et avec la réussite que l’on sait. Quant à moi, je termine effectivement les six derniers mois de la Guerre comme Gouverneur Militaire de Paris, voyant de nombreux parlementaires et responsables politiques hanter mes couloirs…

* Après la guerre, vous êtes quand même reconnu pour vos services rendus.
« – Oui, je reçois maintes décoration de la part de Pétain et Poincaré notamment et j’entre au Conseil Supérieur de la Guerre (CSG) où je n’ai pas le plaisir de retrouvez Sarrail.

* Une chose que le public ignore Mon Général, Après-Guerre, vous vous opposez à Pétain dans un débat concernant la défense des frontières nationales.
« – Tout à fait ! Vous avez raison de la souligner. Les livres d’histoire en parleront peut être peu (hormis sans doute le Général Edmond Buat qui note tout…) mais nous nous opposons sur deux conceptions. Hanté par l’occupation du territoire, Pétain milite pour fortifier plus puissamment nos frontières du nord et de l’est et y masser des troupes afin d’empêcher l’Allemagne (si l’idée lui reprenait) de passer le Rhin et la Meuse. De mon côté, suivant l’expérience de cette guerre, j’opte pour l’idée qu’il faut laisser l’ennemi s’enfoncer dans le territoire national pour mieux l’épuiser et étirer ses lignes avant de le frapper de face et dans les flancs. Cela nécessiterait des sacrifices de terrain et de villes mais les offensives Ludendorff n’ont stratégiquement abouti sur rien en 1918. Aux historiens de trancher à présent.

 


* Commandant de la Ier Armée durant la Bataille de Passchendaele (où il remporte d’honorables résultats dans des offensives limitées), François Anthoine (alors proche de Pétain) est Aide-Major Général. Louis Franchet d’Espérey, ouvertement catholique et monarchiste est, avec Castelnau, l’une des bêtes noires de Clemenceau. Jusqu’en juillet 1918, il commande le Groupe d’Armées du Centre qui tient le Front de Champagne.
** Zivojin Misic, Bojovic et Stefanovic notamment
*** Qui se fera connaître davantage en juin 1940 dans de plus tristes circonstances…

Sources :
– LE NAOUR J-Y. : « 1916. L’Enfer », Perrin
– LE NAOUR J-Y. : « 1917. La Paix impossible », Perrin
– LE NAOUR J-Y. : « 1918. L’étrange victoire », errin
– FASSY G. : « Le Commandement français en Orient (octobre 1915 – novembre 1918) », Economica, CREC, 2003
– SCHIAVON Col. M. : « Le Font d’Orient. Du désastre des Dardanelles à la victoire finale 1915-1918 », Tallandier, 2014

 

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