– Journaliste et historien spécialiste de l’histoire militaire des grands conflits de l’Epoque Contemporaine, Sylvain Ferreira coopère comme rédacteur aux revues « Batailles et Blindés » et « Ligne de Front » et « Los ! » (éditions Caraktère) et aussi au site « Theatrum Belli ». Il opère également comme consultant pour l’émission « Champs de Bataille ». Il a également publié deux ouvrages sur la Grande Guerre : « L’expédition française aux Dardanelles » et « La Marne, une victoire opérationnelle » (éditions Lemme).
– Avec son dernier ouvrage intitulé « L’inévitable défaite allemande. Mars – juillet 1918 », Sylvain Ferreira revient sur les trop méconnues offensives Ludendorff du printemps et de l’été 1918. Sans s’attarder sur les détails de chaque phase de combats, l’ouvrage propose une synthèse bienvenue ayant comme problématique l’aveuglement de Ludendorff quant à l’art opérationnel (ou opératif) ; le Quartier-Maître Général allemand n’ayant conduit la guerre que par le prisme tactique. Nous avons lu le livre en avant-première et Sylvain Ferreira a aimablement accepté de s’entretenir pour Acier et Tranchées.
1 – Sylvain Ferreira, pouvez-vous nous rappeler, pour commencer, ce qu’est l’art opérationnel ?
– Même si personne n’a encore défini précisément ce qu’est l’art opérationnel de la même manière que la stratégie ou la tactique, je dirai qu’il s’agit de l’articulation entre les deux et qu’il est apparu suite à la disparation progressive de la notion de bataille sur un point fixe à partir du milieu du 19e siècle. La première mention du terme « opératif » apparaît sous la plume du penseur allemand Schlichting dans son ouvrage Taktische und strategische Grundsätze der Gegenwart en 1898.
2 – Vous expliquez que les prémices de cette conduite de la guerre arrivent en Russie avec l’Opération Broussilov.
– Effectivement, l’opération planifiée par Broussilov au printemps 1916 comporte plusieurs caractéristiques de ce qui deviendra l’opératif et la bataille en profondeur grâce entre autres à l’utilisation d’automitrailleuses pour exploiter la percée espérée sur le front. Néanmoins, ce n’est pas la seule opération de la Grande Guerre. Par ailleurs, je pense que depuis la Guerre de Sécession et en particulier la campagne de Grant en Virginie au printemps 1864, il y a un basculement lent, parfois par à-coups, parfois progressif vers ce qu’il faut désigner comme du « proto-opératif ». Comme le dit Isserson, l’un des théoriciens soviétiques de l’art opérationnel : « l’opération était devenue plus qu’un acte seul ; cela consistait dans une série de combats successifs distribués dans la profondeur [1] ».
3 – Au début de 1918, en dépit des éclatants succès de Riga et de Caporetto, l’Armée allemande est le « dos au mur » pour reprendre vos propres mots. Toutefois, Erich Ludendorff pense encore gagner la guerre. Or, vous expliquer que l’homme fort de l’Allemagne accuse un retard intellectuel sur la conduite de la guerre. Pouvez-vous nous en dire plus ?
– Comme l’immense majorité des officiers de l’OHL avant le début du conflit, Ludendorff a été formaté avec l’idée qu’une bataille décisive d’anéantissement – Gesamtschlacht – peut permettre de remporter une guerre. Son expérience sur le front russe pendant près de deux ans face à un adversaire globalement plus faible que la Kaiserliche Armee va l’entretenir dans l’illusion de la pertinence de cette approche pourtant rendue totalement erronée depuis les opérations sur la Marne en 1914. Ainsi, Ludendorff ne conçoit « Michaël » que comme une gigantesque « bataille » où la tactique « dicte sa loi à la stratégie » et ce en totale contradiction avec les principes les plus élémentaires de la pensée clausewitzienne, et il le clame haut et fort : « Les tactiques d’assaut des Sturmtruppen/Stosstruppen doivent être considérées avant les objectifs purement stratégiques qu’il est futile de poursuivre à moins qu’un succès tactique ne soit envisageable ». Le professeur Holger H. Herwig résume ainsi l’essentiel de ce qu’il faut comprendre au sujet de la pensée de Ludendorff : « La vérité c’est que Ludendorff n’a jamais dépassé le niveau intellectuel d’un colonel de régiment d’infanterie ».
4 – Pourtant, à l’issue de l’Offensive du 21 mars, Ludendorff paraît presque en passe de réussir son pari…
– Non rien n’est plus faux. Avant même la suspension de l’opération « Michaël » le 4 avril, l’échec de Ludendorff est patent. Faute d’avoir déterminé un véritable objectif stratégique (mettre fin à la guerre, contraindre les Alliés à négocier, etc.), ainsi qu’un ou plusieurs objectifs opérationnels pour atteindre ses objectifs stratégiques (par exemple la prise d’Amiens pour désorganiser la logistique de la BEF), « Michaël » a échoué. Dès le 23 mars, Ludendorff modifie les axes de progression des armées allemandes dans des directions divergentes, en contradiction des principes de concentration les plus élémentaires, et sans moyens supplémentaires pour y parvenir car toutes ses réverses sont déjà engagées. Comme l’écrit le Kronprinz Rupprecht von Bayern dès le 27 mars : « Maintenant nous avons perdu la guerre [2] ».
5 – En outre, ce qui est frappant, c’est qu’Erich Ludendorff fait montre d’une cécité et d’un entêtement certains pour les autres offensives de l’été et du printemps. Sur quoi fonde-t-il ses décisions alors que les Alliés se renforcent ?
– Outre les défauts que nous venons d’évoquer au sujet de ses insuffisances personnelles, je pense qu’il s’agit d’une course vers l’abîme. Je crois que dès l’échec de la bataille de la Lys en avril*, Ludendorff a compris, comme de nombreux généraux, que la partie était perdue. Néanmoins, il n’a pas d’autres alternatives faute de direction politique au-dessus de lui pour définir une vraie stratégie et des objectifs clairs pour mettre un terme à la guerre y compris par la négociation. Ce n’est donc pas seulement l’échec d’un seul homme, c’est avant tout l’échec d’un état qui a abandonné peu à peu son pouvoir régalien à l’armée.
6 – On a longtemps prétendu que la défaite de l’Allemagne sur le front ouest était surtout due à l’engagement des Américains. Or, vous montrez que n’est pas tout à fait exact, puisque les Français réagissent plutôt bien, par une meilleure utilisation de leurs forces.
– Là encore, cette approche appartient aux grands mythes persistants de la Grande Guerre. Tout d’abord, jusqu’à la troisième bataille de l’Aisne (27 mai – 5 juin), les Américains ne participent par activement aux opérations militaires car le niveau d’entraînement de leurs divisions ne le permet pas. Ce qui n’empêche pas Pershing dès la fin mars de mettre deux divisions à disposition de Pétain pour occuper des secteurs calmes du front et ainsi libérer des divisions françaises pour les engager dans la Somme et dans les Flandres. Ensuite jusqu’à la dernière offensive allemande le 15 juillet les Américains commencent à participer activement aux combats et en particulier dans le secteur de Château-Thierry où se déroule tout au long du mois de juin la bataille du Bois Belleau. Mais au final, leur participation demeure limitée puisqu’il s’agit au total de 5 divisions d’infanterie équipées en partie de matériels français (Fusil-mitrailleur, pièces d’artillerie, avions). Par contre, sur le plan moral, cette participation, même restreinte en terme de moyens, est très importante pour les Alliés d’autant qu’elle est exploitée à fond par la propagande. Rappelons que c’est avant tout l’armée française qui, du 22 mars au 18 juillet, joue le rôle principal pour arrêter les Allemands comme l’atteste le chiffre terrible des 433 000 français tués, blessés, disparus ou prisonniers au cours de cette période.
7 – Dans un numéro de « Guerres & Histoire » de 2012 consacré à cette phase de la Grande Guerre, le Colonel Michel Goya et Benoist Bihan posaient cette question : « Les Français ont-ils inventé l’art opérationnel ? » Que diriez-vous à ce propos ?
– Non, les Français pas plus que les Allemands ne peuvent revendiquer la paternité de l’art opérationnel. Si les uns et les autres ont participé activement à leur manière à l’évolution VERS l’opératif, ce sont les Soviétiques et en particulier Isserson, Svetchine et Triandafilov qui, au cours des années 30, l’ont théorisé et conceptualisé avant qu’il ne soit mis en œuvre tout au long de la Seconde Guerre mondiale avec le succès que nous connaissons par les Joukov, Koniev et autres Rokossovski.
* Ou Offensive « Georgette »
[1] Isserson, Georgii S., The evolution of operational art, Moscow, 1936,, p. 32.
[2] Rupprecht von Bayern, Kriegstagebuch, Vol. II, p. 360.