Au matin du 28 mai, on se réveille avec une sévère gueule de bois à Compiègne, Bombon et Paris. Le 2e Bureau et les Américains avaient donc bien raison. Mais se faire surprendre est une chose mais le succès tactique des troupes de von Böhn arrive comme un sévère coup de massue. « La faute à Duchêne » s’exclame-t-on mais les causes se trouvent également en amont, comme nous l’avons vu précédemment. Mais l’heure n’est pas encore aux règlements de comptes, il faut réagir d’urgence et empêcher que le succès tactique allemand du 27 mai ne se transforme en déroute pour la VIe armée.
4 – QUAND L’OCCASION FAIT LE LARRON
– Comme à son habitude, Philippe Pétain prend la mesure de la situation. Dès le soir du 27 mai, il ordonne à 12 divisions françaises et à 1 Corps de Cavalerie de se porter vers Soissons. Il met également en route des batteries de canons de 75 portés sur camions, ainsi que des batteries lourdes (1). Toutefois, comme l’explique très bien Jean-Claude Laparra, les premiers bataillons français sont, comme au début de l’Offensive « Michael », jetés dans la fournaise sans que les commandants de divisions ne puissent coordonner leur défense, ni se coordonner directement avec leurs voisins. Il faut donc attendre plusieurs jours pour les commandants des différents échelons tactique soient en mesure de s’organiser, notamment avec l’arrivée en ligne des états-majors de divisions. Mais il faut dire que la témérité des Sturm-Truppen qui se ruent dans la profondeur du dispositif français n’aide pas vraiment à la coordination (2).
– Et cela, Ludendorff le constate très vite. Comme à son habitude, dès qu’il flaire le bon coup soudain, le Quartier-Maître général ordonne à Max von Böhn de poursuivre son effort vers Soissons et à Fritz von Below de continuer à fixer l’aile droite de la VIe au nord-ouest de Reims. Aussitôt dit, aussitôt fait. Von Böhn lâche ses Armees-Gruppen en direction de Villers-Cotterêts et Soissons. Sauf qu’en raison des ordres nouveaux, l’état-major de la VII. Armee ne peut coordonner correctement l’avance des troupes et les ordres n’arrivent pas souvent à temps aux unités de combats. Du coup, le 28 mai, si la 28.ID de von Buchau s’empare de Fismes, elle ne va pas plus loin car les ordres n’arrivent pas aux unités de tête. Résultat, les soldats immobilisés en profitent pour piller les réserves françaises de nourriture et d’alcool, avant de se goinfrer et de s’enivrer. Et il faut toute la poigne de certains officiers pour rétablir l’ordre. Plus à l’est, Fère-en-Tardenois, à 32 km de la ligne de départ allemande, tombe également (3).
– Le 28 toujours, Ludendorff réunit une conférence à laquelle assistent Guillaume II, le Kronprinz Guillaume et Paul von Hindenburg. La chute de Soissons convainc Ludendorff de maintenir l’effort vers la Marne et pour cela, il décide de faire modifier le plan initial par l’Ober-Heeres-Leitung (OHL). Pour le Quartier-Maître Général, la situation est tout simplement inespérée sur le plan stratégique : avec la rupture du front de la VIe Armée il est envisageable de menacer directement Paris ! On pensait les Français plus coriaces, les divisions d’assaut viennent de prouver que leur Armée peut aussi s’effondrer en un temps record. Conscient qu’il ne pourra pas mener une seconde offensive contre les Britanniques dans les Flandres durant l’été, Erich Ludendorff décide alors de poursuivre l’offensive en direction du sud-ouest et le sud. Il faut, dégager Soissons et aggriper les routes en direction de Paris. Et simultanément, il faut atteindre la Marne afin de couper la voie ferrée Paris – Nancy et la grand-route Paris-Metz en établissant une solide tête de pont au sud de Château-Thierry. En même temps, les ailes d’attaque partiront à l’ouest contre les plateaux de la rive gauche de la basse Ailette et à l’est contre Reims. Paris et la Marne… deux objectifs du Plan Schlieffen que l’on pensait mis au placard depuis septembre 1914. Mais cette fois, Ludendorff rêve de l’accomplir à sa manière.
– Si les Allemands croient revivre les heures enivrantes de l’été 1914, les Français le pensent également mais l’ambiance est toute autre. Les Parlementaires s’alarment. Mais que fait l’Armée ? Où sont les contre-attaques prévues par Foch ? Et que fait Pétain ? Certains députés et sénateurs s’interrogent sur la fiabilité de Foch qui était vu comme un sauveur deux mois auparavant. Toutes ces questions assaillent Poincaré et Clemenceau. Devant la menace, on pense à évacuer Paris, précaution que prennent certains parisiens, d’autant que les Pariser-Kanonen ont recommencé à donner de la voie (4).
5 – LES ALLEMANDS SUR LA MARNE ! COMME UN GOÛT DE DÉJÀ VU
– Le 29 mai, après avoir reçu ses ordres du QG d’Avesnes-s/-Help, la VII. Armee bondit de la ligne Villemontoire – Fères-en-Tadenois – Coulonges – Brouillet. Son flanc droit atteint la lisière nord du Bois de Villers-Cotterêts, de même que les rives de l’Ourcq. Plus à l’est, son flanc atteint Dormans à l’ouest de Reims. Les Allemands s’élancent également à l’assaut de Juvirny, de Nouvron, de Pasly et de Cuffies. D’ailleurs, les Allemands l’ignorent à ce moment-là, mais Clemenceau arrive expressément de Paris avec Henri Mordacq (son chef de Cabinet militaire). Le Président du Conseil arrive à Soissons pour s’enquérir de la situation et passer une avoinée aux généraux présents. Le « Tigre » repart ensuite à Paris…. quelques heures avant que la 5. ID (H.G. von Wedel) – du Gruppe « Larisch » – n’attaque la ville et s’en empare après de violents combats dans les ruines (5). Au centre, les Allemands accrochent Romigny et la Marne à Dormans. Les Gruppen « von Winckler », « Wichura » et « von Conta » combattent déjà sur la Marne s’assurent le contrôle de la route Soissons – Château-Thierry, après avoir ramassé 35 000 prisonniers français et britanniques. Du côté allié, on est proche de l’hécatombe. Tombent également durant cette journée, les communes de NaEuvillette, Rosnay, Lartennes, Arcy, Grand Rozoy et Oulchy-le-Château. Et comme en 1914, les civils français revivent dans l’angoisse de l’occupation et des réquisitions de nourriture, d’autant que les soldats allemands ont faim. Et plus à l’est, la I. Armee de von Below, avev les Gruppen « von Schmettow », « Ilse » et « Wellmann » progressent sur Vitry-les-Reims et Cernay et s’emparent de Thillois, malgré les contre-attaques françaises.
– La journée du 30 mai tourne quasiment au cauchemar pour les Français. Duchêne reçoit l’ordre de passer à la contre-attaque entre Soissons et Oulchy-le-Château, ce qu’il fait avec 7 divisions d’infanterie et 3 Divisions de Cavalerie que Pétain lui a fourni comme réserve. Mais le IV. Reserve-Korps de Richard von Conta (10. ID, 36. ID et 28. ID) ne lui en laisse pas le temps. En effet, la 28. ID de von Buchau atteint la Marne entre Château-Thierry et Jaugolnne. De son côté les Infanterie-Regiment Nr. 443 et 444 de la 231. ID (B. von Hülsen) débordent les positions françaises et atteignent la Marne à 13h00, suivie peu de temps après par la 36. ID (A. von Leipzig). Et du côté de la 1. Armee, le Gruppe « Brimont » (86. ID, 213. ID et 242. ID, 33. Reserve-Div.) progresse dans la Montagne de Reims, avec l’appui de chars Mark IV de capture (des Panzer-Abteilungen XIII et XIV) , pendant que la 33. ID (W. von Schönberg) du Gruppe « von Schmettow » progresse vers la Vesle et que la 242. ID (G.A. von Erpf) menace le nord de Reims. Il faut des efforts quasi surhumains au Ier Corps d’Armée Colonial de Mazillier, comme à la 45e DI de Stanislas Naulin pour empêcher les Allemands d’envahir les faubourgs de Reims Le 30 mai, le Commandement français doit rayer 42 000 hommes et 1 000 pièces d’artillerie de tous types. De quoi vous donner des cauchemars pour les jours à venir.

6 – « ON VA TENIR ! »
– Cependant, Pétain n’a sûrement pas dit son dernier mot. « Précis le sec » décide d’expédier immédiatement depuis la Somme et l’Oise les PC et divisions des Xe et Ve Armées, commandées respectivement par les Généraux Paul Maistre et Joseph Micheler. La Xe prendra en charge le front entre l’Aisne et l’Oise afin de protéger Villers-Cotterêts, tandis que la Ve viendra se placer dans le secteur de Reims afin de raccourcir le front du flanc droit de la VIe Armée. Louis Franchet d’Espèrey, commandant du Groupe d’Armées Centre qui tente de coordonner la défense de l’ensemble estime qu’il serait prudent d’abandonner Reims pour raccourcir le front français, quitte « à laisser Dautresme (le Préfet de la Marne) aux Allemands ». Idée qu’il lui vaudra les foudres du républicain Clemenceau qui ne veut pas vraiment laisser la ville des sacres aux Allemands. D’ailleurs Reims a subi de violents bombardements depuis l’offensive***. Autre mesure que prend Pétain, l’envoi de la puissante 1re Division aérienne qui s’en prend bientôt aux concentrations allemandes, ce qui ralentit la coordination des efforts allemands (6).
– Cependant, l’autre mesure qui est prise unanimement reste est le renvoi immédiat de Denis Duchêne, ce qui soulage l’état-major de la VIe Armée. Foch n’a ni remords ni scrupules à limoger son ancien féal de la bataille de Morhange. Mais avec le départ de ce mauvais coucheur teigneux de Duchêne l’Armée se débarrasse de l’un de ses mauvais généraux. A la place, on envoie à la tête de la VIe Armée le trop méconnu Jean-Marie Degoutte. Ce fils d’agriculteur bourguignon, produit de la méritocratie républicaine, sorti dans les premiers de sa promotion de Saint-Cyr*, passé par les Zouaves et la Coloniale, polyglotte (il a appris le Malgache en un temps record et connaît en partie le Chinois) s’est taillé une solide réputation de chef consciencieux, économe du sang de ses hommes, fort partisan l’emploi des chars*** et compétent. Commandant de la Division Marocaine en 1917, il s’est distingué lors de la Seconde Bataille de Verdun. Un mois plus tard, commandant du XXIe CA, Degoutte tient l’un des rôles principaux dans la victoire du Fort de la Malmaison. Mais fin mai, il prend le commandant d’une armée sévèrement secouée et au bord du gouffre. Pour le coup, il doit coordonner comme il peut et ne peut pas reprendre l’offensive.
– Le 31 mai, l’avance allemande vers Château-Thierry commence à sensiblement ralentir. Le XXXVIIIe Corps d’Armée du Général Jean Piarron de Montdésir arrive à temps pour protéger les abords de Château-Thierry avec les 167e, 71e et 74e DI. Mieux, à l’ouest, les Gruppen « Hoffmann » et « von François » – fatigués après cinq jours de combats – sont bloqués par une opiniâtre résistance française au nord-est de Villers-Cotterêts et de son bois. Retrouvant leur hargne, les Poilus français se battent durement pour tenir Nouvron, Tartier, Namcel, Fontenoy, Carlepont et Bercy-le-Pont. C’est aussi le premier engagement des chars Renault FT17. Engagés au nord de Villers-Cotterêts, les courageux équipages attaquent mais sans coordination avec l’Infanterie. Le succès n’est pas au rendez-vous mais l’engagement des engins suffit à ralentir les Allemands. Plus au nord, le Ier Corps du Général Lacapelle empêche les Allemands de déboucher dans la vallée de l’Ourcq.
– Dans les jours qui suivent, la résistance des Français se durcit, sous l’effet de deux éléments conjugués. D’une part, aussi spectaculaire soit-elle, la percée allemande n’a pas réussi à enfoncer un front français qui est resté – presque in extremis – cohérent. Les PC divisionnaires et de corps ont réussi à se coordonner et à engager leurs unités tactiques dans une disposition relativement cohérente, même si par endroits, la confusion règne en raison de la présence de pointes allemandes dans les premières lignes de la VIe Armée. L’autre effet est clairement moral et psychologique. La Marne est une nouvelle fois devenue une rivière stratégique mais se double d’un symbole. Comme en 1914, c’est le dernier rempart avant le cœur du pays. Et ça, Poilus, Zouaves, équipages de chars ou même aviateurs, tous l’ont bien compris. En plus haut lieu, comme dans les régiments, généraux et officiers exhortent leurs soldats à tenir. Poilus, Zouaves et Tirailleurs ne se font pas répéter l’ordre deux fois. Remontés à bloc, ils vont tenir, d’où un redoublement de l’agressivité. Les motivations sont diverses : « on va tenir pour la France ! », « On veut la paix oui, mais pas celle des Boches ! », « c’est pour tous les copains qui ne sont pas là qu’on se bat ! », « On fait la Guerre à la Guerre ! Et c’est les Allemands qui l’ont voulu ! », ou encore « On va se battre pour que nos enfants ne connaissent pas ça ! » (7). Bref, quelque-soit le motif, les soldats français, forts de quatre années de souffrance mais aguerris et mieux nourris, vont se battre. Pour les soldats rescapés de la VIe Armée, il s’agit de retrouver l’honneur perdu trois jours auparavant. Certains, à l’instar de mon arrière-grand-père Jules Aoustin, du 2e RI (20e DI) vont vivre leur Seconde Bataille de la Marne. Les officiers subalternes (Chef de Bataillons compris) montrent l’exemple et font le coup de feu avec leurs soldats. « Ils ne passeront pas ! ». Et dans les rangs, le bruit court que les Américains vont entrer en lice. Et dans les usines, aucun cas de débrayage n’est à déplorer. Au contraire, informés par la presse, les ouvriers redoublent d’effort et ne songent pas
* Promotion « Grand Triomphe » (1888), de laquelle est également sorti Henri Gouraud
** Ce que confirme Edmond Buat qui fait remarquer que Degoutte lui demander beaucoup de chars durant la Seconde Bataille de la Marne.
*** Bombardements qui ont sévèrement endommagé le joyau d’art gothique qu’est la Cathédrale.
(1) LAPARRA Gén. J-CL. : « 1918. L’année décisive », tome 1 « Les ultimes offensives allemandes », SOTECA, Paris, 2018
(2) LAPARRA Gén. J-CL., Op. Cit.
(3) ORTHOLAN H. & GIOVANANGELI B. : « 1918. Le dénouement », Giovanangeli Editeurs/Ministère de la Défense, 2008, Paris
(4) LE NAOUR J-Y. : « 1918. L’étrange victoire », Perrin
(5) ) ORTHOLAN H. & GIOVANANGELI B., Op. Cit.
(6) LAPARRA Gén. J-CL., Op. Cit.
(7) LE NAOUR J-Y., Op. Cit.
Je suis plus que surpris de voir que dans toute cette serie, aucune mention n’est faite de la sacrifice de la 23rd Brigade, et notamment 2 Bn The Devonshire Regiment qui a tenu l’avance allemande suffisamment longtemps pour permettre aux autres unites de IX Corps de dresser une ligne defensive… Ce qui a valu pour le Battalion une Croix de Guerre avec palme, la premiere fois qu’un unite britannique s’est vu attribuer cette honneur. Par contre, la seule mention que vous faites concernant IX Corps est, avouons-le, plutot reductrice.
Le 2nd Battalion comme IX Corps tout entier a du occuper des tranchees francaises en piteuse etat, trop profondes, parfois meme mal-orientees, sans banquette de tir, et comme le Corps entier, avec le dos a la riviere. Ce n’etait pas une position tenable et reflechie…
Il etait clair au commandement britannique (soyons precis et evitons le mot ‘anglais’) qu’une attaque allait avoir lieu, ce qui explique pourquoi 2 Devons a pris position sur la crete de la Bois des Buttes le 26 mai. IX Corps n’etait pas pris par surprise.
Quant a la suite, je pense que le commandement francais peut etre content de la sacrifice des Devons que nous venons de commemorer hier a la Ville aux Bois les Pontavert.
Pour plus de details, je vous suggere de lire ce court recit du point de vue britannique.
https://www.keepmilitarymuseum.org/history/first+world+war/the+devonshire+regiment/the+second+battalion/the+battle+of+bois+des+buttes
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Merci beaucoup pour ce complément Monsieur Dickinson. J’avais assez peu de sources britanniques sur cette bataille. Mais je me ferai un devoir de faire état de la contribution victorieuse des trois divisions britanniques lors de la Seconde Bataille de la Marne.
A votre disposition.
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