– ORAGE DE PRINTEMPS : « LA GRANDE BATAILLE DE FRANCE COMMENCE » –
Il n’y a aucun doute, Hubert Gough, ancien protégé de Douglas Haig, ne pavoise plus depuis que sa Fifth Army a échoué à conquérir des arpents de boue de Passchendaele. Haig ne lui accorde d’ailleurs plus la confiance qu’il lui témoignait encore l’année précédente. Et encore, Gough n’est nullement au bout de ses peines car ce 21 mars 1918, il ne sait pas encore qu’il va passer la pire semaine de sa carrière et qu’elle lui coûtera son commandement. Haig trouvant son coupable idéal pour masquer sa propre cécité. Mais une chose est sûre, en une semaine, le dispositif britannique en Picardie va manquer de s’effondrer. L’assaut allemand va engloutir des bataillons entiers et il s’en faudra de peu pour que certaines divisions échappent à l’anéantissement complet.
Source : http://www.radcliffeontrentww1.org.uk
1 – L’ASSAUT ALLEMAND : 49 DIVISIONS SONNENT L’HALLALI SUR L’ARMEE ANGLAISE
A – BOMBARDEMENT ET PREMIER ASSAUT
– Le 21 mars 1918 à 04h40, l’Offensive « Michael » démarre par une symphonie de feu et de fer jouée par les 6 608 pièces d’artillerie disposées entre Saint-Quentin et Barisis. Ce sont donc 3 965 canons de campagne (7.7 et 10.5 cm) et 2 643 canons et obusiers lourds (15, 190, 21 et 42 cm) répartis en 1 706 batteries qui se déchaînent. On atteint quasiment une densité d’un canon ou obusier tous les 12 mètres. Le tir de barrage – le Feuerwalze – dure deux heures et balaie 60 km de front. Certains témoins estiment qu’il est bien plus violent que celui de Verdun. Les secteurs où sont disposées les batteries britanniques sont balayés, notamment avec des obus à gaz. A 06h40, alors que la brume recouvre les plaines picardes, l’Artillerie allemande passe au tir d’efficacité en saturant les tranchées britanniques avec les tirs de Minenwerfern et Granatwerfern car les obusiers et canons ne doivent pas « retourner » les positions ennemies afin de faciliter la progression des Sturm-Truppen. Le temps brumeux ne contraint pas les avions d’observation à décoller, puisque suivant les instructions de Georg Bruchmüller, les chefs de batterie et observateurs ont effectué le réglage en suivant les coordonnées cartographiques des secteurs ciblés (1). Vers 08h30, les premières lignes allemandes détachent des patrouilles de reconnaissance pour évaluer l’état de positions britanniques. Et à 09h00, l’artillerie déclenche un violent barrage derrière lequel progressent les groupes de combat allemands. En cinq heures, les quelques 6 600 canons et Minenwerfern ont craché plus de 3,5 millions d’obus sen une seule journée ! Et Sir Winston Churchill qui est en visite auprès du Major-General Henry Tudor, commandant des Ecossais de la 9th (Scottish) Division écrit dans ses « Mémoires » que ce fut l’un des pires bombardements auquel il put assister (2).
– Afin de laisser davantage d’autonomie tactique à leurs différentes unités, les trois généraux allemands chargés de la conduite de l’offensive ont adopté le schéma des Gruppen, constitués à partir de leurs Korps avec unités d’appui et de réserve. Chaque Gruppe s’est vu attribuer une zone de progression délimitée et à charge de son commandant de la conquérir de façon autonome. Ainsi, 22 divisions d’Otto von Below et Georg von der Marwitz frappent contre le dispositif défensif de la Third Army de Julian Byng (17 divisions), tandis qu’Oskar von Hutier déchaîne 21 divisions contre 13 à la Fifth Army de Hubert Gough. Ce sont 200 000 soldats des Sturmtruppen qui se ruent en petits groupes sur la première ligne britannique. Le rapport tactique est donc largement en faveur des allemands (3).
– Ensuite, les groupes de combat combinent l’Infanterie, fortement dotée en armes collectives mais aussi de Pioniere (soldats du Génie) chargés de détruire les nids de résistance. Pour cela, ils sont armés d’une grenade spéciale formée de six explosifs fixés à un manche. On compte également des artilleurs qui poussent des canons légers et des Minenwerfern pour appuyer fantassins d’assaut. Cette fois, les choses sérieuses commencent ; la grande offensive qui doit décider du sort de la guerre vient de commencer ! Für Vaterland ! Les éléments combattants de 49 divisions (17 de la XVII. Armee, 15 de la II. Armee et 17 de la XVIII. Armee) se ruent sur les premières lignes britanniques. Laissons la parole à Ernst Jünger, l’un des meilleurs témoins du moment : « Le grand moment était venu. Le barrage roulant s’approchait des premières tranchées. Nous nous mîmes en marche… […] Quand nous avançâmes, une fureur guerrière s’empara de nous, comme si, de très loin, se déversait en nous la force de l’assaut. Elle arrivait avec tant de vigueur qu’un sentiment de bonheur, de sérénité me saisit. L’immense volonté de destruction qui pesait sur ce champ de mort se concentrait dans les cerveaux, les plongeant dans une brume rouge. Sanglotant, balbutiant, nous nous lancions des phrases sans suite, et un spectateur non prévenu aurait peut-être imaginé que nous succombions sous l’excès de bonheur. » (4)
– Abstraction faite du mysticisme guerrier de l’auteur (remarquable) d’« Orages d’acier », les les Sturmtruppen s’infiltrent par les tranchées et les ravins, évitant les points de résistance qui tiennent encore. De fait, ils sèment la pagaille dans les lignes de la Fifth Army de Gough. Quoiqu’il en soit, bien que plus lente que prévue, la progression allemande (à raison de 1 km/h suivant le chronométrage et le réglage des tirs) n’en est pas moins implacable.

B – XVIII. ARMEE
– Au centre-gauche, le Gruppe « Gayl » (13. Landwehr-Division et 47. RD) chasse la 18th (Eastern) Division du Bois de Frères, à la jointure des III et XVIII Corps britannique, menaçant ainsi la partie du front entre Hamegicourt et La Fère. Sur la gauche, le Gruppe « von Conta », avec les 34. ID et 37. ID dépasse la route Saint-Quentin – La Fère. De son côté, la 103. ID attaque le Fort de Vendeuil. Au sein du Gruppe « Lüttwitz lâche la 113. ID crève les défenses d’une division britannique au Bois de Holnon avant de poursuivre vers le sud au prix de furieux combats, permettant cependant aux 28. ID et 88. ID de fournir leur effort. A la gauche de von Lüttwitz, le Gruppe « Öttinger » attaque sur la route Saint-Quentin – Ham avec les 50. ID, 45. Reserve-Division, 5. Gardes-Division. Enfin, le Gruppe « Webern » attaque entre Castres et Essigny-le-Grand, avec les 238. ID, 36. ID et 1. Königlich-Bayerische-Division.
C – II. ARMEE
– La II. Armee de Georg von der Marwitz doit partir à l’assaut avec entre Gouzeaucourt et Vermand. L’attaque principale aura lieu entre sur le flanc gauche entre l’ouest de Nurlu et Aizecourt-le-Haut. Les Gruppen « Gontard » et « von Kathen » doivent attaquer sur Roissel et Péronne. Pour préparer et appuyer l’attaque, von der Marwitz a fait concentrer son artillerie entre Le Verguier et Pontru. Il peut notamment compter sur le concours de 457 batteries (250 de campagne, 196 lourdes et 11 très lourdes) dont un petit nombre de pièces austro-hongroises. Le Gruppe « Hofacker » doit appuyer l’attaque du Gruppe « Gontard » par une attaque sur les buttes au nord de Pontru.
– Après le bombardement, à 09h40, l’Infanterie d’assaut de 11 divisions (suivis par 5 de réserve) attaque entre Gonnelieu et Bellenglise, avec pour objectif une ligne Lempire – Ronssoy – Hargicourt. A 10h00, les troupes de la II. Armee ont percé la première ligne britannique et mordu la seconde entre Gonnelieu et Bellenglise et le XXXIX. Reserve-Korps de Paul Grünert (3 divisions) progresse sur Marcoing. Ensuite, la 107. ID s’engouffre par Gouzecourt, alors que la 183. ID se cramponne à Epehy. Au début de l’après-midi, la II. Armee contrôle une ligne Lempire – Ronssoy – Templeux-le-Guérard. Par conséquent, l’état-major de von der Marwitz assigne comme Schwerpunkt – à atteindre pour la soirée – le secteur de Faucon-Roisel, situé sur le flanc gauche du XXIII. RK et sur le flanc droit du XIV. AK. Le secteur est tenu par le gros de la 9th (Scottish) Division et contrôle la route de retraite vers Péronne. Mais les Gruppe « Kathen » et « Gontard » attaquent vers le sud et se heurtent à une résistance plus tenace de la part des Irlandais de la 16th (Irish) Division et de la 66th (2nd East Lancashire) Division, durant l’après-midi. Du coup, le VII Corps de Walter Congreve réussit à tenir quelques temps la ligne Epehy – Savy – Roupy – Vendeuil – Siez. Au soir, à l’issue de sa première attaque, la II. Armee a mordu sur le saillant de Flesquières (flanc droit) et atteint une ligne La Vacquerie – Gouzeaucourt – est d’Epehy – Templeux – le Guérard – est du Verguier.
D – XVII. ARMEE
– La mission d’Otto von Below est double. D’une part, il doit consacrer 3 divisions (12. et 26. ID ; 2. Garde-Div.) Pour l’Opération « Mars » afin de fixer une partie de la Third Army britannique au sud d’Arras. Ensuite, il doit attaquer sur une ligne Monchy-le-Preux – Croisiles avec 15 autres divisions, puis 8 en second échelon et 2 dernières en réserve. L’attaque principale est effectuée par le Gruppe « Lindequist » et le VI. Reserve-Korps qui doit mordre la seconde position allemande entre Saint-Léger et Beaumetz. Sauf que cette fois-ci, la noix est plus dure à casser puisque les divisions de Julian Byng tiennent fermement sur la ligne Monchy – Croisiles – Noteuil – Morchies. Son aile droite, mise au courant des préparatifs allemands, tient mieux. Ainsi, les 21st et 9th (Scottish) Divisions tiennent bien, ce qui permet au V Corps d’E. Fanshawe de maintenir le contact avec l’aile gauche de la Fifth Army à Flesquières. Faire rare, Henry Tudor, l’un des meilleurs artilleurs de Haig, réussit à répliquer efficacement à l’attaque allemande, permettant d’endiguer l’attaque dans son secteur (5).
A 13h00, von Below fait donner le XVIII. AK de Viktor Albrecht – en plus des VI. RK et XIV. RK déjà engagés – entre Ecoust-Saint-Mein et Saint-Léger – Noreuil – Doignies contre le IV Corps de Charles Woolcombe. Du coup la 66th (2nd East Lancashire) Division ploie sous la force allemandes et doit reculer jusqu’à l’est de Péronne. Ses 2nd et 9th Bn. Lancashire Regiment laissent en tout 736 hommes sur place. Mais les Anglais tentent de réagir. Byng ordonne à la 25th Division de Guy Bainbridge de contre-attaquer avec le soutien d’une partie de l’artillerie. Les combats sont rudes et les pertes lourdes mais la contre-attaque de Bainbridge maintient un temps les positions britanniques sur Ervillers – Vaulx-Vraucourt – Frémicourt. En revanche, l’assaut combiné de l’aile droite de la XVII. Armee et de l’aile gauche de la II. Armee inflige de lourdes pertes à Byng et permet aux Allemands de percer la route Cambrai – Bapaume dans le secteur de Boursies et Louverval. La 59th (2nd South Midland) Division de Romer (VI Corps) est sévèrement malmenée et doit abandonner ses positions près de Bullecourt. A 21h00, le flanc droit du XVIII. AK réussit à atteindre le Bac de Sensée, entre Fontaine-lès-Croisilles et Saint-Léger. Le flanc gauche du XVIII. AK, le VI. RK et le XIV. RK tiennent une ligne entre Saint-Légers et Beaumetz, tandis que le XI. AK s’ancre entre Boursies-Doignies et Demicourt. En revanche, les trois divisions chargées de l’Offensive « Mars » ont atteint Bouchain mais se retrouvent bloquées au Bac de Sensée et Arleux.
2 – « PELLE, METTEZ-MOI VOTRE Ve CORPS EN ROUTE ! »
– Dans l’après-midi c’est un Hubert Gough sévèrement secoué qui réfère de la situation, très critique, à Douglas Haig. En une journée d’offensive, plusieurs des Corps de la Fifth Army (décidément maudite depuis 1917) sont sur le point de perdre leur cohérence, tandis que des divisions sont au bord du gouffre. Le commandant en chef britannique accuse le coup. En effet, engoncé dans sa logique offensive et comme si la saignée de ses troupes à Passchendaele ne lui avait pas suffi, il projetait d’engager une nouvelle offensive en Flandres pour le printemps ; en misant sur l’épuisement général des troupes allemandes (6). Mais cette fois, c’est Ludendorff qui attaque en infligeant un violent coup de poing à son armée. Or, excepté les unités de réserves stationnées dans les secteurs d’Amiens et Saint-Pol (Pas-de-Calais) et derrière Arras, le BEF doit couvrir une ligne qui part de l’Oise jusqu’à Ypres. Haig pourrait bien sûr faire donner ses divisions au repos, dont les unités Australiennes et le Canadian Corps mais il craint trop que les Allemands profitent de l’immobilisation de ses forces entre la Scarpe et l’Oise pour donner un violent uppercut contre Plumer (Second Army) et Horne (First Army) qui gardent le front entre le nord d’Arras et Passchendaele (6). Et en cela, la suite lui donnera raison. Haig préfère donc opter pour une autre solution afin de palier à l’urgence ; il appelle Pétain et lui fait part de la situation.
– « Précis le sec » accepte alors de venir en aide aux Britanniques mais au moins pour boucher le trou qui se dessine entre Flesquières et Noyon car le Grand Quartier Général français s’attend à ce que l’offensive entre la Somme et l’Oise soit vite couplée à une seconde en Champagne. Et Pétain doit satisfaire deux priorités : d’une part, il doit protéger les accès à Paris et d’autre part, il ne doit pas dégarnir le dispositif français entre l’Aisne et la Meuse, même s’il peut compter sur les Américains pour relever quelques-unes de ses divisions dans des secteurs calmes. Mais convenant que la jointure entre l’Armée britannique et son homologue française, Pétain prend immédiatement deux mesures.
– Pour la première, il appelle le Général Maurice Pellé dont le Ve Corps stationne au repos près de la Ferté-sous-Jouarre (Seine-et-Marne). C’est donc l’une des seules grandes unités placées en réserve dans un secteur suffisamment proche de la progression allemande. Polytechnicien proche de Foch, ancien attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne (d’où une solide connaissance de l’Empire de Guillaume II), Maurice Pellé a rempli d’abord la tâche d’Aide-Major-Général chargé des Théâtres d’Opérations extérieurs de 1914 à 1916. Mais victime de la rivalité entre Joffre et Foch, il fut débarqué de son commandement à Chantilly par l’entremise du premier en décembre 1916*. Relégué à un obscur commandement de division (153e DI), il regagne un peu d’éclat lors de l’Offensive Nivelle. Mais quand Foch commence à revenir en grâce, Maurice Pellé se voit attribuer le commandement d’un Corps d’Armée. La suite des évènements va le propulser au-devant de la scène. Pour l’heure, Pellé dispose de 3 divisions : la 9e DI (Maurice Gamelin), la 10e DI (Gén. Valdant), la 125e DI (Gén. Diebold) et la nouvelle 1re Division de Cavalerie à Pied (Charles Brécard), constituée à partir de troupes montées afin de pallier au manque de fantassins. Pellé ne se fait pas répéter l’ordre supérieur deux fois et ordonne à ses généraux de division et à ses commandants d’artillerie et du génie de mettre hommes et matériels sur camions. Mais un tel déploiement prend du temps et le Ve CA ne pourra être engagé en intégralité que sous plusieurs jours. Néanmoins, profitant du réseau routier tracé derrière le front, les premiers éléments de Pellé arrivent entre et Noyon et Montdidier et dans le secteur de Quierzy pour constater qu’ils vont être jetés dans la fournaise sans autre forme de procès pour venir au secours des Tommys. Le 22 mars, Maurice Pellé installe son PC à Montdidier.
– Mais comme le Ve Corps ne pourra pas renverser la balance à lui tout seul, Pétain ordonne également à Emile Fayolle de placer son Groupement d’Armée de Réserve en couverture du flanc gauche des Britanniques, sont entre Clermont et La Fère. Mais Pétain a d’abord en tête de protéger Paris et donc, de faire pivoter ses Armées vers le sud si cela s’avère nécessaire. Pour le moment, Fayolle ordonne au Général Georges Humbert d’allonger le front de sa IIIe Armée en direction de Noyon et La Fère. Ensuite, Fayolle appelle Eugène Debeney dont la Ire Armée surveille le secteur de Toul. Or, selon le 2e Bureau, les Allemands ne tenteront rien en Lorraine et autant faire garder le secteur par des Américains. Du coup Debeney reçoit l’ordre de mettre son armée sur roues et sur rail pour venir couvrir le flanc droit de Humbert afin de permettre au second de raccourcir son front. Mais l’arrivée de Debeney prendra également plusieurs jours en dépit de la mobilisation des unités de transport. Et il faudra que les Français tiennent et enrayent la débandade britannique. Ensuite, Pétain sonde Clemenceau pour décider du rapatriement de la Xe Armée du Général Paul Maistre qui surveille le Front de la Piave en Italie. Autant dire que la situation est bien prise au sérieux par les Français.

[Suite]
* Promu Maréchal mais aussitôt écarté par Aristide Briand au profit de Nivelle, Joffre se venge en torpillant les ambitions de Foch, Pétain et Castelnau. Et Pellé fait partie de la fournée (J-Y. Le Naour).
(1) LAPARRA Gén. J-C. : « 1918 l’année décisive », Vol. 1 « Les ultimes offensives allemandes », SOTECA, Paris
(2) LE NAOUR J-Y. : « 1918. L’étrange victoire », Perrin, Paris
(3) LAPARRA Gén. J-C., Op. Cit.
(4) JÜNGER E. : « Orages d’acier », Folio, Paris
(5) LE NAOUR J-Y., Op. Cit.
(6) Ibid.