ETAT DES FORCES EN PRESENCE
– Abordons maintenant les forces en présence à la veille du 21 mars. Certes, en raison de leurs terribles pertes de 1917 et de l’impréparation des Américains, les troupes alliées partent avec des handicaps mais pas autant qu’on peut le penser, loin de là. En effet, la crise des effectifs ne doit pas masquer l’accroissement de la puissance de feu et de la mobilité des Français et des forces du Commonwealth. Et il ne faut pas négliger un autre aspect : la mécanisation. Et à ce jeu-là, les Alliés gagnent quasiment par KO. Enfin, les impressionnants succès des premiers jours de l’Offensive « Michael », ne doivent pas faire oublier que les troupes Allemandes partent à l’assaut sur une jambe de bois.
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1 – LA KAISERSHEER : UNE ÉPÉE ÉMOUSSÉE
– Au début de 1918, la Kaisersheer compte 147 divisions à l’Ouest. Mais elles passent à 192 en mars 1918, dont 84 en réserve. Et elles passeront à 205 – 208 en mai. Le tout regroupe 3,5 et 3,7 millions d’hommes. Cependant, Ludendorff n’a pu rameuter toutes les divisions nécessaires de Russie et doit en laisser 37 pour surveiller les Bolcheviks et veiller sur les blés d’Ukraine (1). Pour l’offensive de mars 1918, l’OHL décide donc de miser sur l’engagement de ses 55 Sturm Divisionen. Sauf que, pour former ces divisions dites d’élite, Ludendorff les a nettement privilégiées par rapport aux divisions des second et troisième échelons. Ainsi, l’OHL leur a octroyé en priorité les armes, un surplus de munitions et d’armes collectives, ainsi que des chevaux supplémentaires. D’autre part, afin d’être en meilleure condition physique, les soldats sont mieux nourris que les autres. Par conséquent, ce privilège accordé nuit gravement aux autres divisions défavorisées, quasiment sous-alimentées et sous-armées (2). Par conséquent, les Sturm-Divisionen peuvent être comparées à un pistolet à un seul coup. Et le coup que joue Ludendorff est très risqué en regard du manque de soutien sérieux.
– Au sein des Sturm-Divisionen, les officiers et soldats reçoivent un entraînement spécial fondé sur les méthodes de combat et d’infiltration des Sturmtruppen. L’OHL réussit à recruter un nombre important de jeunes soldats volontaires et encore en bonne santé. Ludendorff donne pour instruction spéciale de fournir à ses divisions le meilleur équipement encore en dotation et de les approvisionner en bonne quantité pour ses besoins en nourriture, au détriment des autres unités d’infanterie ou de réserve. Les soldats incorporés dans les Sturm-Bataillonen et Sturm-Divisionen reçoivent une instruction spéciale sur des armes collectives, notamment sur la mitrailleuse MG.08/15, la version portative de la Maxim et sur les Granatwerfern M18. Ensuite, l’entraînement pour l’assaut des positions ennemies s’effectue en conditions presque réelles contre des tranchées alliées reconstituées grandeur-nature. (3).
– Fidèle à l’application de l’Auftragtaktik, les militaires allemands misent sur l’autonomie des groupes d’assaut, contrairement à l’Armée britannique, par exemple, qui fonctionne sur un schéma beaucoup plus centralisé, comme l’explique toujours Patrick Stackpole. Comme pour Riga et Caporetto, les Allemands mises sur l’autonomie et la coopération interarmes (3). En D’autre part, à la demande de Georg Bruchmüller, des canons de campagne (7.7 cm ou 77 mm) et des mortiers lourds (Minenwerfen) accompagnent également l’Infanterie qui se voit dotée, par endroits, un appui-feu rapproché plus destructeur. L’armement des fantassins est aussi marqué par une évolution notable, bien qu’encore répandue de façon limitée : l’apparition du pistolet-mitrailleur Bergmann MP 18 (calibre de 9 mm) à chargement latéral et refroidissement par emprunt de gaz. Présente dans les rangs allemands à hauteur de 5 000 exemplaires, cette arme révolutionnaire pour l’époque présente un double avantage : moins lourde qu’une mitrailleuse, elle procure aux fantassins d’assaut une plus grande puissance de feu individuelle et leur permet de combattre dans des espaces plus confinés, car plus maniables qu’un Mauser. En revanche, sa portée est réduite (50-100 m pour être efficace). Pour accroître la vitesse et l’efficacité tactique, les soldats d’assaut n’emportent que le strict nécessaire avec leurs armes. Ceux chargés de lancer les grenades en appui des fusiliers emportent une ou deux besaces remplis de projectiles. D’autres, chargés de faire exploser des abris ou des positions plus fortifiées sont même dotés d’une grenade dotée de sept projectiles fixés sur un manche, ce qui donne encore au fantassin une plus grande capacité de destruction (5).
– Seulement, les Sturmtruppen souffrent d’inégalités dans la qualité des troupes. En décembre 1917 et janvier 1918, plusieurs manœuvres de Sturmtruppen sont organisées devant le Kaiser et ses généraux. La démonstration impressionne et donne vite l’impression aux responsables de la Kaisersheer, comme à leur suzerain, que la victoire se jouera avec les unités d’assaut. Du coup, pour reprendre les mots de Jean-Claude Laparra, cette forte impression incite Ludendorff à diffuser davantage le règlement intitulé « L’offensive dans la guerre de position » et son extension titrée à rallonge « Instruction de l’Infanterie sur le fondement des expériences de guerre recueillies jusqu’alors ». Sauf que le Quartier-Maître Général n’en donne l’ordre que le 1er février 1918. Résultat, des bataillons « convertis » en Sturm-Bataillonen ne sont instruits que partiellement et imparfaitement (6). Précipitation de l’instruction et planification ne font pas vraiment bon ménage.
– Mais le déploiement impressionnant des tubes allemands sur le front picard laisse entrevoir certaines fissures et contradiction au niveau opérationnel. Fort de sa place auprès du Kronprinz et nanti de plus grandes compétences, le talentueux Oberst Georg Bruchmüller (qui fait quasiment fonction de général responsable de l’Artillerie du Front Ouest) souhaite appliquer ses méthodes d’emploi de l’artillerie sur le Front de l’Ouest. Sauf que s’il conserve l’oreille de l’héritier dynaste et de von Hutier, Bruchmüller rencontre des oppositions notables chez les généraux du Front de l’Ouest. Ainsi, impressionné par l’exemple de Vimy, Bruchmüller souhaite que le contrôle de l’artillerie soit centralisé au niveau des corps d’armée, ce que n’apprécient nullement les généraux de division, soucieux d’employer leurs batteries de manière autonome. On voit donc un hiatus entre l’Auftragtaktik privilégiant l’autonomie des unités et interarmes et la volonté d’efficacité grâce à une meilleure concentration des feux, ce qui requiert une centralisation plus importantes des tubes à l’échelle des Korps (7).
– Finalement, le Kronprinz ordonne à ses subordonnés d’appliquer les recettes de Bruchmüller. Mais celui-ci arrive en fait trop tard, puisqu’appliquer les méthodes sophistiquées qui ont fait les succès de Riga et Caporetto prendrait trop de temps et Ludendorff n’a qu’à peine quatre mois devant lui pour préparer son offensive. En outre, c’est seulement en 1917, que les responsables de l’Artillerie du Kaiser à l’Ouest commencent à expérimenté des techniques pour calibrer les pièces selon la (résistance) des tubes, les variations de température, la pression barométrique et les caractéristiques des différents composants chimiques de propulsion des obus. En outre, à la toute fin de 1918, certains émettent l’idée d’utiliser des tirs planifiés selon ces techniques. Mais elle se heurte à une forte résistance au sein de l’OHL qui n’en voit pas l’utilité, à trois semaines seulement de l’Offensive de printemps. Tout serait à revoir et à réévaluer et Ludendorff n’en a pas le temps. Du coup, contrairement à une légende tenace et à ce que pourra laisser croire les premiers jours de l’Offensive « Michael », les artilleurs allemands n’atteindront jamais le niveau de leurs adversaires britanniques et français. Condescendants en 1914-1916 grâce à leur artillerie de siège à la puissance démesurée, les Artilleurs de Guillaume II se sont laissés dépassés par leurs adversaires qui n’ont cessé d’innover et de progresser jusqu’au début de 1918, malgré des échecs stratégiques. En effet, Français, Britanniques, Canadiens et ANZACS, l’emploi de leur artillerie (concentration, plans de feu, coopération avec l’aviation, accroissement et mobilité de l’artillerie lourde) a atteint un niveau de maturité qui s’est confirmé à Vimy, Messines, Langemarck et Broodseinde, ainsi qu’à Vimy et à a fla Malmaison. Et cette maturité va encore croissante (malgré des faux pas) et au fort de la coopération imposée par l’engagement de plus en plus importants des chars et Tans. Et malgré les talents de Bruchmüller, les Allemands ne pourront les égaler (8).
– Autre point noir pour les Allemands, les blindés. En mars 1918, la Kaisersheer n’en aligne en tout et pour tout que 40, dont 21 lourds et lents A7-V, conçus comme des canons roulants pour appuyer l’Infanterie, à l’exemple des Tanks britanniques. La raison principale reste bien entendu le manque d’acier (privilégié pour la fabrication de pièces d’artillerie) mais aussi tout simplement, parce que depuis le Chemin des Dames et Cambrai, les Allemands ont toujours su contrer les attaques de blindés. Du coup, l’OHL choisit de ne pas en développer la fabrication en misant de préférence sur l’Infanterie d’assaut. Construit par DMG (châssis et moteur), Krupp (blindage) et Carl Röchling AG (blindage), l’A7-V est long de 7,3 m, 3 de large, l’engin pèse 33 tonnes et roule à 4-8 km/h en tout terrain. Il emporte un équipage de 18 hommes, 1 canon de 57 mm et 5 mitrailleuses. Ensuite, les Allemands alignent des Tanks Mark IV britanniques de capture.
– D’autre part, à Berlin, le chef d’état-major de l’Armée austro-hongroise, Arz von Strassensburg, fait savoir à Ludendorff qu’il pourra compter sur le soutien autrichien, prêt à mettre sur rail des canons lourds Skoda et des pièces plus légères. Ludendorff acquiesce mais réclame également l’envoi de bataillons de travailleurs de 1 600 hommes chacun. Finalement, étant donné que l’Etat-major de Vienne est contraint de racler les derniers fonds de tiroirs, un accord est trouvé pour l’envoi de 152 pièces d’artillerie et 16 000 travailleurs (20 compagnies de travail et 70 de prisonniers italiens) destinés à poser des rails pour faciliter la logistique allemande. Quant aux pièces d’artillerie, elles sont réparties au sein des XVIII., XVII et V. Armeen (9).
2 – LES FORCES ALLIEES : CRISE D’EFFECTIFS MAIS AVANTAGE DU CANON ET DE LA ROUE
A – TABLEAU GENERAL DES FORCES ALLIEES
– Au début de 1918, les Alliés alignent 175 divisions (99 françaises, 60 du Commonwealth, 12 belges, 2 portugaises et 4 américaines), contre 192 aux Allemands. On a beaucoup gaussé sur la supériorité numérique des Allemands. Mais il ne faut pas oublier que les Américains ont déjà plus d’1,3 millions hommes présents sur les sols français et britanniques (en comptant les unités de l’US Navy), bien que la majorité d’entre eux poursuive leur instruction, dispensée par des officiers et sous-officiers français, britanniques, australiens, canadiens, etc. (10) D’autre part, beaucoup d’autres soldats sont employés à des tâches de travaux et de logistique (unités militaires spécialisées, afro-américains, territoriaux français, Chinois, Indochinois, Africains, anciens soldats condamnés de droit commun et même 60 000 Italiens**). Et puis, peut-on réellement comparer les divisions allemandes dite « de troisième échelon » composée de soldats trop âgés (et qui plus est mal nourris et mal formés) avec de jeunes soldats américains, certes encore placées à l’entraînement mais bien nourris, sportifs, en bonne condition physique et plein d’allant ? Le seul hic (et il est de taille), c’est que si le problème des convois a été résolu, celui du transport des troupes américaines fait encore défaut. Ainsi, depuis juin 1917, l’American Expeditionnary Force ne reçoit que 24 000 hommes par mois seulement, via Brest, Saint-Nazaire et Le Havre, ce qui est encore insuffisant. Il faudra vraiment attendre le printemps et l’été 1918 pour voir la cadence s’accroître et voir l’AEF dépasser les 2 millions d’hommes en octobre (11).
– Le 20 mars 1918, 118 divisions Belges, Britanniques, Portugaises, Australo-Néo-Zélandaises, Françaises et Américaines occupent un front compris entre la Mer du Nord et la frontière franco-suisse. 57 autres sont tenues en réserve, soit 39 françaises et 18 britanniques. Les deux états-majors ont eu l’idée de constituer deux puissantes réserves susceptibles d’intervenir sur les points attribuées respectivement (12). Mais le BEF fait le choix de « piocher » division par division quand cela sera nécessaire. En revanche, Pétain a décidé de constituer un puissant Groupement d’Armées de Réserve (G.A.R) confié à un général consciencieux et compétent : Emile Fayolle. Les Réserves britanniques sont concentrées entre Arras et Péronne, tandis que les Françaises sont concentrées dans un triangle délimité par Soissons, Senlis et Clemont-en-Oise. Ces réserves françaises comptent notamment plusieurs divisions de Cavalerie qui peuvent se déplacer assez rapidement en cas de nécessité. Et elles le démontreront lors de l’Offensive « Michael ». Enfin, 6 divisions américaines (les 1st, 2nd, 3rd, 26th, 28h et 42nd) ont reçu l’instruction nécessaire et peuvent être déployées dans des secteurs calmes. Enfin, des réserves de transport par camions sont constituées afin de transporter les troupes d’un point à l’autre du front. Voici pour la disposition générale des troupes alliées.
– En mettant de côté les Belges (qui ont très peu combattu en 1917*), les Portugais (qui croupissent dans leurs tranchées des Flandres) et les Américains (dont l’instruction n’est pas pleinement achevée), l’armée française et celle du Commonwealth peuvent offrir un tableau assez mitigé. Et pourtant il est bien loin d’être si noir, à commencer par le matériel et l’armement déployés, comme l’avait déjà noté le Colonel Fernand Gambiez dans son « Histoire de la Première Guerre mondiale » : « la supériorité matérielle est acquise chez les Alliés ; ils opposent 15 182 canons 5 400 avions et 3 000 chars, à 13 832 canons, 3 000 avions (pas toujours en état de voler, NDLR) et 40 chars allemands. » (13). Rien qu’en regardant le nombre de chars construits dans les usines Vauxhall, Renault, Schneider et Saint-Chamond*, le score est sans appel.
– Enfin, la logistique et les transports ne sont pas laissés au hasard, d’autant que les Alliés gagnent déjà une victoire par KO sur les Empires Centraux. En effet, l’apport de Travailleurs Chinois ou Coloniaux (souvent moins bien payés que les Métropolitains qui voient là de la main d’œuvre étrangère) permet autant, de faire tourner les usines que d’aménager les arrières des champs de bataille, ce qui libère des soldats des unités de travailleurs pour d’autres missions de soutien, voire de combat. Grâce à cet apport, Britanniques et Français peuvent aménager des baraquements, des dépôts de munition et de ravitaillement mais surtout, creuser des routes et poser des rails, ce qui accroît nettement la mobilité d’un point à l’autre du front. Ministre de la Guerre sans relief dans le Gouvernement Briand, le Général Pierre Roques (ancien condisciple de Joffre à Polytechnique) contribue largement à cet effort en tant qu’Inspecteur du Génie. Roques coordonne ainsi le tracé et le creusement de différentes nouvelles routes afin de faire circuler des files de camions et d’automobiles avec le moins de blocages possibles.
– Concernant la mobilité des troupes, Britanniques, Français et Américains disposent déjà du réseau ferré français élargi et étoffé depuis 1915. L’industrie fournit également des locomotives et des wagons. Toutefois, les efforts sont particulièrement importants en ce qui concerne la dotation en camions, voitures et ambulances, grâce d’une part à la conversion d’usines, ainsi qu’à l’achat de véhicules aux Etats-Unis (Ford). Et à cela, il faut ajouter l’apport en aluminium, acier et caoutchouc. Résultat, côté français, la Commission Automobile du Ministère de la Guerre que « pilote » le Commandant Aimé Doumenc peut compter sur plusieurs milliers de camions de différents modèles, ainsi que sur des ateliers d’entretien et de réparation avec du personnel qualifié. De leur côté, les Britanniques peuvent aussi compter sur un net apport en camions et ambulances grâce à la conversion de leur industrie de guerre et grâce également, aux achats contractés avec l’industrie américaine.

B – LA REDUCTION DES EFFECTIFS COMPENSEE PAR LA PUISSANCE DE FEU
– Depuis 1914, l’Armée française a supporté le choc et enduré l’effort principal de la guerre. La France pleure déjà plus d’1 million de ses fils, pendant que plusieurs dizaines de milliers d’autres sont mutilés et ne repartiront pas au front. Au début de 1918, elle compte plus de 2 millions d’hommes. Mais les pertes consenties de 1914 à 1918 ont créé un sérieux déficit en hommes. Ainsi, pour compléter certains régiments, les 130e et 158e DI ont été dissoutes. Et Pétain fait savoir à Clemenceau que d’autres sont déjà sur la liste pour 1918 et 1919. La diminution des effectifs se ressent également dans les unités de combat d’Infanterie. Ainsi, les Régiments passent de 2 500 hommes environ en 1916 à 2 200 en 1918. En comparaison, un régiment d’infanterie de 1914 pouvait compter plus de 3 000 hommes. Le bataillon, unité tactique (en incluant les Bataillons de Chasseurs à Pied et de Chasseurs Alpins) sont ramenés à 750 – 800 hommes, contre 1 200 en 1914-1916. Pour combler le déficit en hommes, la Loi Mourier (promulguée en octobre 1917) fait la chasse aux resquilleurs et aux embusqués qui peuplent inutilement les services administratifs de l’Armée. Du coup, ceux-ci sont mutés dans l’Infanterie (où ils sont assez mal vus), dans l’Artillerie ou dans les unités de transport. Il y a aussi le cas de fantassins qui essaient d’échapper aux premières lignes et font en sorte d’être versés dans les unités situées plus à l’arrière. Il faut aussi noter que la tournée du député du Sénégal, Blaise Diagne (unique parlementaire de couleur) réussit à envoyer 60 000 Africains d’AOF et d’AEF dans les rangs des Bataillons de Tirailleurs Sénégalais et dans les unités auxiliaires. Le Gouvernement Clemenceau garde aussi l’œil sur les ouvriers sursitaires et les affectés spéciaux. Utiles à l’industrie de guerre, ils peuvent être envoyés en ligne sur décision du Ministère de la Guerre. Et pour rester sur les chaînes d’assemblage, ils préfèrent tout simplement ne pas suivre les appels à la grève lancés par des éléments minoritaires mais virulents de la CGT (14). Du coup, en 1918, l’Armée française réduit quelque peu son déficit en hommes en ramassant plus de 100 000 hommes mais ne le comble pas. Mis comme le signale le Colonel Michel Goya, en cas d’urgence, la France pouvait tout simplement faire comme les Allemands : mobiliser les Classes 1919 et 1920, même si de jeunes soldats volontaires étaient déjà incorporés. Mais rendre la mobilisation de cette tranche d’âge obligatoire aurait permis de tenir (15). En outre, les jeunes français de l’époque bénéficiaient d’un régime alimentaire, certes marqué par des restrictions mais qui aurait fait envier n’importe quel soldat de Seconde classe d’Outre-Rhin.
– Toutefois, cette réduction des effectifs est compensée par l’accroissement de la puissance de feu collective. Les sections et compagnies françaises fonctionnent maintenant sur une combinaison fusiliers – grenadiers (grenades à main) – fusiliers-grenadiers (équipés des tromblons Vivien-Bessières) – mitrailleurs (FM Chauchat). A côté de cela, il faut aussi compter sur l’appui des armes collectives, telles les mitrailleuses Hotchkiss, les mortiers (« Crapouillot » mais aussi de plus en plus les Stokes britanniques) et les canons légers Puteaux M37. Du coup, comme l’expliquent le Lt-Col. Rémy Porte et François Cochet, dès lors que la puissance de feu augmente, il est inutile d’engager davantage de fantassins sur le champ de bataille (16). Ainsi, au sein d’une seule division d’infanterie française on compte 108 mitrailleuses Hotchkiss et environ le même nombre de Chauchat. D’autre part, avec la réduction des effectifs, les divisions françaises doivent gagner en souplesse. Ainsi, depuis 1917, la brigade a été supprimée ce qui fait que les Colonels (pour les Régiments) et les Commandants de Bataillon peuvent directement en référer aux chefs de division (17).
– Placés sur une position alors beaucoup plus défensive, les Alliés n’ont pas envisagé l
formation d’unités du type Sturmtruppen. En dépit d’une culture militaire sans doute plus aristocratique ou libérale, les Britanniques ont bien formé des unités spéciales pour la reconnaissance nocturne, notamment les fameux Night Squads ou Raiders. En revanche, le commandement du BEF et le CISG n’ont pas envisagé la formation d’unités d’assaut à l’image des Sturmtruppen afin de maintenir un corset d’infanterie aguerrie suffisamment fort au sein de chaque division d’Infanterie afin de maintenir un équilibre entre chaque. Chez les Français, la raison est double. Bien entendu, à l’instar des Britanniques, le Commandement Français a accepté la formation d’unités franches ou de corps francs afin d’opérer des reconnaissances dans le dispositif ennemi. Mais là encore, il s’agissait d’effectuer des missions spéciales et ponctuelles, d’autant que la culture militaire républicaine ne valorise pas les exploits individuels d’équipe ou de soldats qui pourraient être mieux récompensés que les autres. L’autre raison est beaucoup plus pratique sur le plan militaire. Si comme l’a dit Jean-Dominique Merchet « Pétain n’aimait pas les gladiateurs », « Précis le Sec » voulait également que ses divisions d’infanterie conservassent une homogénéité entre elles afin de mieux résister aux Allemands. En cela, il ne voulait pas voir une dissymétrie qualitative (aguerrissement, combattivité, etc.) entre ses bataillons et régiments de « Poilus » avec des unités dite d’élite. Mais cette conception s’est révélée bien plus payante que celle de Ludendorff, comme nous le verrons par la suite.
– Comme le toujours soulignent le Lt-Col. Porte et François Cochet, en 1918, l’Armée française compte plus de 1,2 million d’hommes sous les drapeaux dont 700 000 dans l’Infanterie (18). Mais celle-ci a vu, depuis 1916, sa proportion diminuer. A l’inverse, l’Artillerie qui s’est nettement alourdie depuis 1916, compte pour près de 40 % des effectifs totaux. L’industrialisation et la rationalisation de la production ont permis la création de nouveaux régiments, notamment ceux de l’Artillerie lourde. En outre, dès 1917, le Général Edmond Buat s’est employé à créer un véritable marteau avec la Réserve Générale d’Artillerie lourde (R.G.A.L) qui rationnalise l’emploi des pièces lourdes des Régiments d’Artillerie lourde à grande portée (RALGP) et des Régiments d’Artillerie lourde sur voie ferrée (RALVF). En outre, Buat dispose d’unités de travailleurs ferroviaires afin de permettre le déplacement des pièces sur affût à berceaux d’un point à l’autre du front en un temps réduit, alors que les Allemands doivent compter sur les chevaux. Cette idée et son application lui seront reprochées. Mais s’il compte sur le rail, Buat compte aussi sur la roue en dotant la RGAL de camions capables de déplacer les pièces des usines Schneider (notamment les pièces de 145 et 155). Buat, puis son successeur Frédéric-Georges Herr***, disposent ainsi de 2 400 pièces lourdes, en majorité française mais comptant aussi des pièces côtières américaines, puis incluant des batteries de mortiers de tranchées. Mais l’impressionnant développement du parc d’artillerie français doit énormément aux fonds américains qui ont alimenté les usines du Creusot, ainsi qu’à l’apport en acier venus des Etats-Unis.

– L’autre arme qui s’est nettement développée est bien sûr le char d’assaut. Au début de 1918, les Français en comptent plus de 2 000. En outre, grâce aux travaux du Général Jean-Baptiste Estienne et à la coopération des usines Renault, les Régiments d’Artillerie Spéciale (RAS) peuvent compter sur le nouveau Renault FT-17. Petit mais agile, embarquant un équipage de deux hommes, le FT-17 est doté d’une tourelle révolutionnaire qui peut tourner à 360°. Il embarque un canon Puteaux 37 ou bien une mitrailleuse Hotchkiss. Son rôle est d’appuyer l’Infanterie dans les assauts, notamment en détruisant les nids de mitrailleuses. Toutefois, la RAS doit encore compter sur les Schneider et Saint-Chamond, plus lents, moins agiles et obsolètes.
– On peut souligner également la question du moral. En 1917, l’Armée française a été sévèrement secouée par les cas de désobéissance collective liés à l’échec de l’Offensive Nivelle. Or, maniant la carotte et le bâton, Pétain a repris en main l’Armée et a rehausser le moral des « Poilus » grâce aux offensives réussies de Verdun (seconde bataille) et du Fort de la Malmaison (août et octobre 1917). Par conséquent, en mars 1918, malgré le chape du ras-le-bol, les soldats Français sont prêts à recevoir les « Boches ».
– Chez les Britanniques, on n’est pas véritablement à la fête après les lourdes pertes consenties dans la boue des Flandres, en Artois et dans le Cambrésis. Haig a dépensé 400 000 hommes. Inutile alors de dire que le moral est au plus bas chez les Tommys, les ANZACS et les « Canucks ». Et pourtant, en dépit de l’aveuglement de leur chef écossais, les troupes du Commonwealth ne sont nullement déplorables. Mais là encore, la crise des effectifs pèse. – Avec près de 400 000 hommes perdus durant l’année 1917, le commandement britannique fait face à une crise des effectifs. Lloyd-George fait donc voter la loi instaurant la conscription obligatoire en Grande-Bretagne et dans les Dominions. Mais avec 3 millions d’habitants de plus que la France, la seule Grande-Bretagne fournira un effort moindre que son alliée en termes d’effectifs. Cela cause de fortes réticences chez les Français et Amérindiens du Canada qui ne veulent pas combattre pour le Roi d’Angleterre. Seule l’Irlande y échappe en raison de la crainte de voir se développer des troubles insurrectionnels fomentés par les nationalistes, notamment le Sinn Féin.
– L’organisation des divisions doit également être revue. Ainsi, chaque Brigade d’Infanterie perd 1 Bataillon qui est dissous afin d’en compléter d’autres. Sur 73 divisions formées, ce sont donc 186 Battalions qui disparaissent (19). En outre, Douglas Haig et William Robertson font savoir à Lloyd-George qu’il faudrait sans doute dissoudre 20 divisions jusqu’en 1919. Ainsi, en janvier 1918, une division d’infanterie britannique compte de 11 800 à 12 000 hommes. Mais comme pour son homologue française, elle peut compter sur une appréciable puissance de feu collective, dispensée par 48 pièces de 18-pounder, 144 mitrailleuses Lewis et 64 mitrailleuses lourdes Vickers. Enfin, nous soulignerons juste l’accroissement de la puissance de feu au sein de chaque section, grâce aux grenades à main et aux fusils à grenades, inspirés du Vivien-Bessières (20).
– Sur place, néanmoins, les efforts se poursuivent. Grâce aux efforts du Major-General John Headlam, l’Artillerie lourde est davantage centralisée, notamment en ce qui concerne les Groupes lourds, ce qui tend à la rendre efficace. Il faut aussi noter que, dans le contexte de discussions houleuses pour constituer un Commandement unifié allié, des discussions ont lieu entre les Généraux Edmond Buat (France) et Noel Birch afin de former une Réserve d’Artillerie lourde alliée. Mais Birch, bien que trouvant le parc français impressionnant et l’idée intéressante, refuse. En fait, il n’est que la voix de son supérieur, William Robertson, qui ne veut pas voir l’Artillerie lourde anglaise subordonnée à la française (21). Même quand elles sont dans le même camp, France et Angleterre n’effacent jamais leurs vieilles rivalités.
– Si l’Infanterie – qui a nettement gagné en qualité depuis 1916 – voit sa proportion sérieusement diminuer, les chars prennent de l’importance. Ainsi, à l’été 1918, les Britanniques comptent 630 chars, dans leurs majorités des Mk IV et quelques Mk V, ainsi qu’un nouveau modèle, le « Whippet » (« Lévrier »). Char rapide (pour l’époque, soit 12 km/h environ), le « Whippet » est un engin plus léger, bien que difficile à conduire, et un peu plus véloce que le Mk IV. Il est formé d’un châssis chenillé surmonté d’une casemate armé de 3 mitrailleurs Hotchkiss. Son but est d’exploiter la percée dans le dispositif ennemi, après que les Mk IV eussent enfoncé les lignes. Nous sommes donc dans une approche de spécialisation des engins blindés. D’ailleurs, le « Whippet » vient supplanter les automitrailleuses, puisque ses chenilles lui permettent de se mouvoir dans un terrain peu propice aux roues (22).
– Enfin, les Alliés finiront par avoir un net avantage concernant l’aviation militaire, d’autant qu’ils n’ont pas les mêmes problèmes que les Allemands, notamment en matière d’approvisionnement en bois et en toile. Avec plus de 3 000 avions, ils commencent par organiser des groupes de combat aérien qui rassemblent plusieurs escadrilles. Et plusieurs groupes sont attribués en permanence à un front. Enfin, l’engagement – en nombre – de nouveaux modèles beaucoup plus performants, tels les SPAD. XII (qui ont l’avantage de pouvoir être fabriqués chez différents belligérants) permet aux Alliés de disposer d’une solide ossature aérienne et d’un renouvellement régulier des appareils ().
* A l’exception notable de pilotes et d’une division qui, placé sous les ordres de la Ire Armée du Général François Anthoine, a contribué à conquérir le « Triangle de Merckem », séquence méconnue de la Bataille de Passchendaele.
** Ces travailleurs italiens transférés en France suite à des accords entre les Gouvernements Briand et Gioletti forment les Truppe Ausiliare Italiane in Francia et sont scindés en Centurie operai militari italiani de 7 000 hommes chacune.
*** Ancien commandant de la Région Fortifiée de Verdun (1915-1916), Inspecteur Général de l’Artillerie, puis commandant de la RGAL en mars 1918, en remplacement d’Edmond Buat devenu Aide-Major-Général de l’Armée auprès de Pétain.
(1) LAPARRA Gén. J-C. : « 1918 l’année décisive », Vol. 1 « Les ultimes offensives allemandes », SOTECA, Paris
(2) LAPARRA Gén. J-C., Op. Cit.
(3) STACKPOLE Maj. P. : « German Tactics in the Michael Offensive March 1918 », West Point, Etats-Unis
(4) STACKPOLE Maj. P., Op. Cit.
(5) LAPARRA Gén. J-C., Op. Cit.
(6) Ibid.
(7) CLARKE D. : « World War I Battlefield Artillery Tactics », Osprey Publishing, Londres, 2014
(8) CLARKE D., Op. Cit.
(9) LAPARRA Gén., Op.Cit.
(10) PORTE Lt. Col. R. : « Les Etats-Unis dans la Grande Guerre, une approche française », SOTECA, Paris, 2017
(11) PORTE Lt. Col. R., Op. Cit.
(12) LAPARRA Gén. J-C., Op. Cit.
(13) Cité in LAPARRA Gén. J-C., Op. Cit.
(14) LE NAOUR J-Y., « 1918. L’étrange victoire », Perrin
(15) GOYA Col. M. : « Et si… les Etats-Unis étaient restées neutres en 1917 ? »
(16) PORTE Lt.Col. R. & COCHET F. : « Histoire de l’Armée française 1914-1918 », Tallandier, Paris, 2017
(17) PORTE Lt. Col. R. & COCHET F., Op. Cit.
(19) LAPARRA Gén. J-C., Op. Cit.
(20) LLOYD N. : « Passchendaele », 1917, Penguin Publishing, Londres, 2017
(21) BUAT Gén. E. : « Journal de Guerre 1914-1918 », présenté par SOUTOU H-G. & GUELTON Col. F., Perrin, Ministère de la Défense, Paris
(22) GRIFFITH P. : « Battle Tactics on the Western Front. The British Army’s Art of Attack. 1916-1918 », Yale University Press, Londres, 1994