Afin de vous plonger dans le quotidien d’un poilu avant les grandes offensives de 1918, nous sommes retournés dans les tranchées, par un temps à pierre fendre. Avec l’accord d’un Colonel de régiment composés de solides paysans provinciaux, nous interrogeons un sergent promu au feu, plusieurs fois décoré cité, comme il y en a tant d’autres.
« Gaston Chervieux*, vous avez donc rejoint les rangs de votre Régiment dans l’Ain lors de la Mobilisation de 1914. Depuis, vous avez connu de nombre coups durs durant quatre années (Artois, Champagne, Verdun, Somme, Chemin des Dames, Malmaison…). Comment s’annonce l’année 1918 pour vous ?
– Gamin, tu n’as donc pas lu « Le Crapouilot » ou « Tacatac Teuf ! Teuf ! », les deux seuls journaux valables qu’on peut trouver ? Cette année, elle démarre comme les autres. On se les gèle dans nos tranchées, en plus que cette année l’hiver est dur. Jamais vu ça ! On ne ressent plus ses doigts, ce qui peut être dangereux. On ne compte plus les cas d’engelures et pour le coup, on envierait presque les types qu’on envoie à l’ambulance. Pendant ce temps, on râle et on attend la relève pour l’hiver. Mais tu connais nos Gouvernants vu que t’es du métier, ils nous abreuvent de toutes leurs conneries : « victoire par ci », « offensive victorieuse par-là ». On en soupe depuis 14 ! Voilà ! On est gouverné par des lascars qui fixent les dates d’offensive et qui iraient se jeter dans les jupons de leur mère au moindre coup de feu ! Peuh ! Mais ne t’inquiète pas petit ! Le Boche ne pointera le bout de son groin par un temps pareil**. Et puis, on l’attend de toute façon et il ne fera pas le malin.
– Vous dîtes ainsi que vous en « soupez de la guerre » mais que vous continuerez à vous battre. Pouvez-vous nous expliquer ?
– On se pose bien la question. Je peux te donner plusieurs raisons mais ça ne concerne que moi. L’idée de se dégonfler alors que tant de copains sont tombés, nous ça nous pose…comment t’appelle ça déjà… ah oui, un cas de conscience. Et puis, imaginer que les Boches puissent un jour venir dans nos fermes quand on ira croupir de l’autre côté du Rhin, ça c’est insupportable à imaginer. Alors oui, la paix on la veut bien mais c’est nous qui la feront pas ceux d’en face.
– Cependant, après la terrible année 1917, vous semblez faire montre d’un moral revigoré.
– C’est grâce au Père Pétain ! Après la boucherie du Chemin des Dames, on a revendiqué. D’accord, avec les copains on a un peu abusé du « Père Pinard » dans notre coin en jurant de mettre crosse en l’air et d’aller nous expliquer avec les planqués du Parlement et de l’Etat-major. Eh oui quoi ! On s’est fait cassé la figure pour des noix, après avoir cru qu’on allait les enfoncer les cochons ! Et tu crois qu’on allait pas gueuler un bon coup ! On a risqué les ennuis à cause de l’adjudant zélé, cette peau de vache. Mais l’aumônier du Bataillon, un brave homme qui nous aime bien, est intervenu en notre faveur et on a juste écopé de corvées. On s’en est tiré à bon compte, tu peux me croire. Mais Marius, le Caporal qui vient du syndicat, nous a expliqué comment faire. Du coup, on a signé une pétition avec nos revendications et nous sommes arrivés en rang voir le Commandant du bataillon et le Capitaine, avec salut, garde à vous et tout le tintoin. Tu sais gamin, on n’a strictement rien contre eux et on les respecte, car dans les assauts, ils subissent et se font trouer la peau comme nous ! Mais c’est là-haut que se coince. Et puis, ils ont dégagé Nivelle et Pétain est arrivé. Du coup, on a eu droit aux perms’ et à un meilleur ravitaillement. Alors, comme dit la chanson, « on a repris les tranchées » et ensuite on a lancé une offensive bien mieux préparée, pas comme avec ce con de Nivelle. Tu vois, le genre d’offensive où nous étions bien préparés et où les Artiflots ne déconnaient pas. C’était à la Malmaison, qu’est-ce qu’on leur a collé ! Du coup, là on les attend.
– Vous avez donc confiance en Pétain ?
– Ça pour dire, lui, au moins il nous a rendu visite. Je lui ai même serré la main au repos. Et même s’il a l’air pincé, il s’occupe bien de nous. Pas d’assaut inutile qu’il nous a dit, on va défendre d’une autre façon.
– Laquelle ?
– C’est la méthode Pétain. Il nous a expliqué que ça ne sert à rien de tenir la première ligne de tranchée, tout est dans la profondeur qu’il a dit ! Ne me demande pas d’expliquer dans le détail car je ne comprends pas tout, j’ai pas fait la grande école. Il n’empêche le truc c’est qu’on laisse quelques mitrailleurs armés du FM Chauchat retenir les Boches, pendant que nous on se replie sur la seconde ligne. L’astuce c’est que le marmitage (Tir de barrage concentré et continu sur les premières lignes, NDLR) tombe dans le vide, ensuite leur Infanterie nous attaque et a juste à faire aux mitrailleurs légers qui se replient au dernier moment. Du coup, ils ne font pas attention et avancent vers les lignes arrière. Et du coup, patatras, c’est là que nous surgissons, avec lance-grenades, grenades et Chauchat et que nous leur tombons dessus. Pendant ce temps, nos artiflots leur passent la lessive.
– Du coup, vous êtes bien équipés pour ce type de combat ?
– Ouais, on a les tromblons Vivien-Bessières, les canons Puteaux portatifs 37 ; 36 « moulin à café » Hotchkiss par Régiment et 12 Chauchat dans la compagnie. On a même reçu un mortiers « Stokes », cadeau des anglais. C’est plus léger, plus maniable et plus efficace que le Crapouillot. Et il y a maintenant des téléphonistes rattachés à la compagnie pour signaler aux Artiflots où qu’il faut tirer.
– Avez-vous Clémenceau ?
– Oui, il est venu avant-hier matin. Il a causé avec nous et pour le remercier, on lui a demandé deux-trois trucs pour améliorer le quotidien. Le Vieux a dit qu’il allait faire passer le message à la Commission.
– Avez-vous eu envie de quitter l’Infanterie ?
– Quitter les copains ? T’es tombé sur la tête ou quoi ? Je ne leur ferai pas ça mais je comprends ceux qui en ont assez soupé depuis 14 et qui préfèrent aller remplier des culasses d’obusiers ou bien conduire des camions. En revanche, je peux te dire que les embusqués*** qu’on reçoit au Régiment, on les regarde de travers. Ils n’étaient pas à Verdun eux. On ne partage pas la soupe dans le même bidon, sans blague !
– Les embusqués ?
– Oui, les gratte-papiers des bureaux, tous ces fainéants et les gars d’Anastasie**** qui surveillent notre courrier. Tous ces parasites qui mangent de la grande cuisine quand nous on a de la soupe froide en première ligne ! Et surtout ceux qu’on n’aime pas au régiment quand on va en perm’ en ville, les ouvriers, ceux qui beuglent qui vont prendre les armes pour faire la Révolution comme en Russie. Ils ne savent pas ce que l’on subit. Et puis, il faudra qu’ils choisissent, nous ou travailler pour Guillaume !
– Après la guerre, que comptez-vous faire ?
– Voilà bien une question d’un gars de la ville ! Il faut qu’on la gagne d’abord petit, la guerre ! Ensuite, bien je verrai. Si je m’en sors, je retournerai chez moi au plus vite avec les copains d’école qui s’en seront sortis. Et après, retour à la ferme ou à l’atelier. Mais après ça, la guerre, plus jamais.
– Merci beaucoup, nous vous laissons avec vos camarades.
– De rien mon gars. Si t’as d’autres questions, va voir le Colon, il sera ravi de te répondre. A dieu vat !
* Ce nom se veut fictif. Toute exactitude ou similitude avec un soldat ayant servi dans la Grande Guerre est fortuite et involontaire.
** Au début de janvier 1918, le thermomètre tombe jusqu’à – 26°C en Champagne.
*** Promulguée en octobre 1917, la Loi Mourier fait la chasse aux resquilleurs et aux embusqués qui peuplent inutilement les services administratifs de l’Armée. Dans ses Journaux de Guerre, le Général Edmond Buat déplorait cette situation.
**** Surnom donné à la Censure militaire.