Depuis 1914, l’Armée allemande n’a cessé d’innover dans l’emploi de son Infanterie. La formation d’unités d’assaut (Sturmtruppen et Stosstruppen) dont les méthodes opératoires varient selon le type d’engagement (contre-attaque localisée ou contre-offensive plus générale) a donné à la Kaisersheer une qualité tactique redoutée. Et à mesure que le conflit avance, Erich Ludendorff confie de plus importantes missions aux Sturmtruppen jusqu’à en faire l’ossature principale de plusieurs dizaines de divisions. Et ce sont ces divisions, forgées par Oskar von Hutier, qui vont causer (en partie) l’écroulement de l’Armée russe à Riga et le désastre (inachevé) de Caporetto. Dans plusieurs articles précédents, il a été nettement question des méthodes tactiques d’assaut et d’infiltration en groupes interarmes soutenus par un court mais violent bombardement d’artillerie*. Ici, voyons en quoi les Sturmtruppen ont constitué un élément majeur des Offensives de Ludendorff mais aussi en quoi leurs succès tactiques masquent difficilement un échec stratégique patent.
Sturmtruppen armé d’un Bergmann PM 18
1 – UN EMPLOI TACTIQUE SOPHISTIQUE
– Les succès de Riga et de Caporetto entraînent inévitablement Erich Ludendorff à miser le succès offensif sur les Sturmtruppen. La raison principale de cette confiance accrue reste la vitesse d’exécution. En effet, Ludendorff se rend compte dès le début 1917 qu’il a besoin de remporter une victoire rapide à l’ouest à cause de l’arrivée en nombre des Américains sur le sol français et en Grande-Bretagne. L’objectif du Haut Commandement allemand est de rompre l’alliance entre Britanniques et France. Pour les Allemands, attaquer les Français ne pourrait être décisif car en face, Philippe Pétain pourra imposer une stratégie défensive en profondeur qui risque d’épuiser la Kaisersheer et l’exposer à de dangereuses contre-attaques. Et les Français ont montré qu’ils avaient encore de la ressource quand leur armée est reprise en main par des chefs compétents. En revanche, comme l’explique Patrick L. Stackpole, Ludendorff estime qu’après la mise en échec de la stratégie offensive de Haig dans les Flandres, les Britanniques sont l’élément faible de la coalition (1). Frapper vite contre le BEF pourrait conduire le Gouvernement de Lloyd-George à quitter l’alliance avec la France et à négocier une sortie honorable du conflit. Et sans le soutien britannique, la France ne pourra pas continuer le conflit. C’est donc dans cette optique que l’OHL couche les plans de l’Opération « Michael ».
– Pour l’offensive de mars 1918, l’OHL doit répondre au besoin de se doter d’un nombre important de ce type d’unités rompues aux méthodes d’infiltration. Pour cela elle décide de former des divisions spécialement dévouées à cette tâche et bientôt surnommés « divisions d’assaut » (Sturm-Divisionen). Mais cette idée n’est pas nouvelle car les Allemands disposent déjà de ce type d’unités, notamment celles qui ont combattu à Riga (septembre 1917) sous les ordres d’Oskar von Hutier, l’Alpenkorps et les 6 autres divisions formées pour le combat en montagne qui ont rendu de fiers services contre les Italiens. Au sein de ses divisions, les officiers et soldats reçoivent un entraînement spécial fondé sur les méthodes de combat et d’infiltration des Sturmtruppen. L’OHL réussit à recruter un nombre important de jeunes soldats volontaires et encore en bonne santé. Ludendorff donne pour instruction spéciale de fournir à ses divisions le meilleur équipement encore en dotation et de les approvisionner en bonne quantité pour ses besoins en nourriture, au détriment des autres unités d’infanterie ou de réserve (Reserve-Divisionen, Ersatz-Divisionen et Landwehr-Divisionen). Sauf qu’à ce stade de la guerre, le Second Reich possède des moyens humains sérieusement limités, ce qui est dû à une crise des effectifs qui courre depuis 1916. En effet, il n’y a plus assez de recrues disponibles en raison des pertes consenties sur le Front de l’Ouest depuis la bataille de Verdun. En 1917, Ludendorff a obtenu du Reichstag et du Ministère de la Guerre la levée des jeunes allemands de la Classe 1919, sauf que beaucoup ont été perdus face aux Britanniques et aux Français. Et il faut aussi composer avec les besoins de l’industrie de guerre qui contraignent à maintenir de jeunes allemands mobilisables derrière les chaînes d’assemblage. Comme à son habitude, Ludendorff trouve des solutions expéditives. En imposant sa main de fer aux syndicats et aux Sociaux-démocrates (2), il envoie des convalescents et des amputés renforcer les ouvriers. « Castor » réduit aussi la durée des convalescences et renvoie les blessés tout juste soignés dans leurs rangs. Les soldats trop âgés pour former les Sturm-Bataillonen seront versés aux divisions de troisième, voire de second échelon, soit celles respectivement chargées d’occuper les zones conquises et d’exploiter les percées. Et le rappel d’Italie des 7 divisions de la XIV. Armee d’Otto von Below, dont le redouté Alpenkorps ne peuvent palier aux manques d’hommes qualifiés.
– Durant l’hiver 1917, les soldats des unités de Sturmtruppen s’entraînent intensément aux tactiques d’assaut et d’infiltration à l’aide de maquettes et de reproduction grandeur nature de tranchées et de positions britanniques. Fidèle à l’application de l’Auftragtaktik, les militaires allemands misent sur l’autonomie des groupes d’assaut, contrairement à l’Armée britannique, par exemple, qui fonctionne sur un schéma beaucoup plus centralisé, comme l’explique toujours Patrick Stackpole (3). Comme pour Riga et Caporetto, les Allemands mises sur l’autonomie et la coopération interarmes. Les fantassins se répartissent en sections et en escouades regroupés autour d’armes collectives telles les mitrailleuses Maxim MG.08/15 (version portative de la Maxim MG.08), les lance-flammes et des Granatenwerfern 15 (lance-grenades). Mais à la demande de Georg Bruchmüller, des canons de campagne (7.7 cm ou 77 mm) et des mortiers lourds (Minenwerfen) accompagnent également l’Infanterie qui se voit dotée, par endroits, un appui-feu rapproché plus destructeur. L’armement des fantassins est aussi marqué par une évolution notable, bien qu’encore répandue de façon limitée : l’apparition du pistolet-mitrailleur Bergmann MP 18 (calibre de 9 mm) à chargement latéral et refroidissement par emprunt de gaz. Présente dans les rangs allemands à hauteur de 5 000 exemplaires, cette arme révolutionnaire pour l’époque présente un double avantage : moins lourde qu’une mitrailleuse, elle procure aux fantassins d’assaut une plus grande puissance de feu individuelle et leur permet de combattre dans des espaces plus confinés, car plus maniables qu’un Mauser. En revanche, sa portée est réduite (50-100 m pour être efficace). Pour accroître la vitesse et l’efficacité tactique, les soldats d’assaut n’emportent que le strict nécessaire avec leurs armes. Ceux chargés de lancer les grenades en appui des fusiliers emportent une ou deux besaces remplis de projectiles. D’autres, chargés de faire exploser des abris ou des positions plus fortifiées sont même dotés d’une grenade dotée de sept projectiles fixés sur un manche, ce qui donne encore au fantassin une plus grande capacité de destruction. Mais il ne faut pas se focaliser sur l’image surfaite du Grenadier allemand, objet de certains fantasmes. Comme nous avons pu le voir à travers plusieurs articles concernant les autres Infanteries, Français et Britanniques comptent eux aussi des soldats spécialisés dans le maniement des grenades.
– Comme vu à la fin de 1917, le procédé d’attaque des unités d’assaut ne vise pas à chasser l’ennemi de ses tranchées. Il consiste à s’infiltrer en petits groupes à travers plusieurs secteurs de la ligne ennemie. Les Sturmtruppen doivent percer mais ne doivent pas s’attarder à nettoyer les secteurs dans lesquels la percée a été obtenue. Le « nettoyage » des positions est confié aux divisions d’infanterie de second échelon. Comme nous l’avons dit dans l’article consacré à la contre-attaque de Cambrai, l’infiltration permet de causer la panique dans la chaîne de commandement adverse et donc, de causer la dislocation du dispositif défensif. L’apparition soudaine de petits groupes de soldats peut faire croire aux échelons de commandement ennemi (à l’échelon des bataillons, régiments, brigades et divisions) que l’ennemi est partout et menace de déborder les positions tenues jusque-là. Par conséquent, l’ennemi sera forcé de se replier du champ de bataille avec une coordination pouvant être limitée, voire annihilée.
– Bien sûr, pour réussir, l’assaut des Sturmtruppen a besoin d’être coordonné avec le bombardement de l’Artillerie, court et violent. De plus, afin d’ajouter à la confusion, les Allemands appliquent une technique de barrage qui mêle obus explosifs et obus chimiques (notamment au phosgène). L’emploi des obus à gaz, à défaut d’éliminer des soldats de façon foudroyante, cause une panique certaines dans les lignes visées, ce qui profite aux Sturmtruppen équipés de masques à gaz. Et les tactiques et techniques allemandes ont gagné en qualité grâce aux efforts de l’Obestleutnant Georg Bruchmüller, le second artisan de la victoire de Riga. Comme l’explique Patrick L. Stackpole, les Allemands, le contrôle des feux est l’apanage des artilleurs, initialement opposés à tout contrôle de la direction du feu par les fantassins. Du coup, au regard de la doctrine offensive du moment, l’artillerie allemande a dû relever le double défi de l’autonomie et de l’effet de surprise. L’idée de ne pas déclencher de préparation pour relever les batteries ennemies était inconcevable pour certains. Or, l’effet de surprise nécessite que le tir de barrage ait lieu JUSTE AVANT l’assaut de l’Infanterie. Du coup, Bruchmüller exige que pour que le succès soit garanti, l’artillerie doit se déployer dans le plus grand secret possible (ce qui implique des déploiements nocturnes ou même par mauvais temps, quand les avions ennemis sont aveugles). Bruchmüller exige que les chefs de batteries connaissent parfaitement leurs modèles de pièces, jusqu’à leurs moindres particularités. Les Allemands vont jusqu’à évaluer le comportement de leurs bouches à feu suivant la météorologie afin d’en adapter l’emploi. La planification des feux se fait en coopération avec l’Infanterie et les unités aériennes. En effet, les fantassins connaissent les zones qu’ils doivent attaquer et qui doivent être balayées par le tir de barrage (notamment les positions de mitrailleuses), tandis que c’est à l’aviation de repérer les emplacements d’artillerie et de logistique, à condition de bénéficier d’un bon appui des chasseurs. Enfin, pour maintenir le plus grand secret quant au jour de l’offensive, les Allemands maintiennent un strict silence radio pendant un ou plusieurs jours, ne communiquant entre unités que par courriers et estafettes. Et bien entendu, Ludendorff soutient ses techniques.
2 – L’ILLUSION DES STURMTRUPPEN COMME « ARME ABSOLUE »
– Alors pourquoi, un si bel agencement tactique n’a pas abouti à une victoire. Tout simplement parce que tout chez Ludendorff est pensé par le prisme de la tactique. D’une part, pour l’offensive du 21 mars, Ludendorff avait misé sur les XVII et XVIII Armeen commandées respectivement par Bruno von Mudra et Oskar von Hutier. Fortement dotées et bien équipées, elles sont mis en pièce la défense de la Fifth Army de Gough et progressé plusieurs kilomètres vers Amiens, manquant presque de faire sauter la jointure anglo-française et par là même, l’alliance entre les deux (4). Sauf que, l’échec final de cette offensive est justement dû à la stratégie et la logistique. Manquant de camions (à cause du manque de caoutchouc et des économies imposées à la production d’acier en faveur de l’Artillerie), les Allemands misent sur le rail pour déplacer rapidement leurs forces. Or, ce n’est pas le cas de leurs ennemis qui disposent d’unités de transports sur route bien plus nombreuses ce qui leur permet de faire venir des renforts pour combler rapidement des trous. C’est le cas quand, le 25 mars, Pétain ordonne au Général Maurice Pellé de mettre tout son Ve Corps d’Armée sur camions pour aller combler la brèche ouverte entre la Fifth Army et la IIIe Armée française (G. Humbert). Du coup, suivant une simple équation, à mesure que les Sturmtruppen s’avancent dans le dispositif ennemi, ils voient leurs lignes s’étirer et le ravitaillement n’arrivent que difficilement. A cela s’ajoute la fatigue des combats et le manque de munition. Du coup, la belle épée ne fait que s’émousser.
– L’autre raison de l’échec de l’emploi des Sturmtruppen est purement intellectuelle. En effet, Ludendorff mise tout sur les unités d’assaut en amenuisant les capacités de combat des divisions de second échelon et en réservant la portion congrue aux unités de vieux réservistes et de convalescents des divisions de troisième échelon. Dans son intérêt enthousiaste pour ces unités d’élite, Ludendorff a omis de doter (par manque de moyens certes) les autres divisions d’infanterie de moyens en feu convenables. Du coup, lorsque les Sturmtruppen s’épuisent, les unités de seconde et troisième vague ne peuvent leur apporter un soutien efficace. Et lors des contre-attaques alliées de l’été 1918, ce manque de soutien sérieux se fera sentir malgré la combattivité des unités de première ligne. Placés sur une position alors beaucoup plus défensive, les Alliés n’ont pas envisagé la formation de ce type d’unités. En dépit d’une culture militaire sans doute plus aristocratique ou libérale, les Britanniques ont bien formé des unités spéciales pour la reconnaissance nocturne, notamment les fameux Night Squads ou Raiders. En revanche, le commandement du BEF et le CISG n’ont pas envisagé la formation d’unités d’assaut à l’image des Sturmtruppen afin de maintenir un corset d’infanterie aguerrie suffisamment fort au sein de chaque division d’Infanterie afin de maintenir un équilibre entre chaque. Chez les Français, la raison est double. Bien entendu, à l’instar des Britanniques, le Commandement Français a accepté la formation d’unités franches ou de corps francs afin d’opérer des reconnaissances dans le dispositif ennemi. Mais là encore, c’était pour des missions spéciales et ponctuelles, d’autant que la culture militaire républicaine ne valorise pas les exploits individuels d’équipe ou de soldats qui pourraient être mieux récompensés que les autres. L’autre raison est beaucoup plus pratique sur le plan militaire. Si comme l’a dit Jean-Dominique Merchet « Pétain n’aimait pas les gladiateurs », Précis le Sec voulait également que ses divisions d’infanterie conservassent une homogénéité entre elles afin de mieux résister aux Allemands. En cela, il ne voulait pas voir une dissymétrie qualitative (aguerrissement, combattivité, etc.) entre ses bataillons et régiments de « Poilus », au détriment des soldats et officiers des Corps francs dans la Mémoire nationale. Mais cette conception s’est révélée bien plus payante que celle de Ludendorff, comme nous le verrons par la suite.
(1) STACKPOLE Maj. P. : « German Tactics in the Michael Offensive March 1918 », West Point, Etats-UNis
(2) LE NAOUR J-Y. : « 1918. L’étrange victoire », Perrin
(3) STACKPOLE Maj. P., Op. Cit.i
(4) LE NAOUR J-Y., Op. Cit.