« Aucun soldat intellectuellement normal ne peut se faire le défenseur de cette campagne insensée. » Cette phrase lapidaire n’a pas été rédigée sous la plume d’un Tommy ou d’un ANZAC écœuré. L’auteur n’est autre que David Lloyd-George qui résume le sentiment général quant à l’issue de quatre mois de bataille. Mais les récits des soldats qui y décrivent la souffrance, la boue, la mort et le dégoût sont légion (1). En témoignent les vers de Siegfried Sasoon marqués par la rébellion envers l’absurdité des combats dans le saillant d’Ypres.
– Effectivement, au vu du nombre des pertes pour 10 km conquis en quatre mois, les Britanniques n’ont pas de quoi pavoiser. Les chiffres des pertes ont varié entre les calculs officiels et ceux des historiens. Les pertes des Troupes du Commonwealth se chiffrent entre 220 000 et 275 000 hommes, avec plus de 50 000 tués et 42 000 portés disparus. Notons également que 90 000 corps n’ont pu être identifiés. Au sein des troupes du Commonwealth, ce sont les Australiens qui ont le plus souffert, tant en nombre qu’en proportion, avec 36 000 hommes perdus. Les Néo-Zélandais ont perdu 3 500 hommes (sur 17 000 ; soit 1 soldat sur 5) et les Canadiens, 16 000 hommes sur (114 000). On peut arguer qu’en un peu moins de temps Passchendaele a causé moins de pertes que sur la Somme (420 000 pertes dont 206 000 tués) mais il faut ajouter à la Troisième Bataille d’Ypres, les offensives de Vimy, d’Arras et de Cambrai qui vont faire culminer le nombre de tués et blessés à plus de 400 000. La courbe du tableau des pertes varie selon les périodes d’offensives. Les britanniques accusent leurs pires pertes durant le mois d’août et au début du mois de septembre quand Hubert Gough conduit les opérations. En revanche, de mi-septembre au 13 octobre, Britanniques et ANZAC connaissent des pertes plus limitées (quoique non négligeables) durant les phases de « Bite and Hold » conduites par Plumer. Et ce, jusqu’au tragique échec de l’assaut devant Bellevue. Enfin, le dernier pic est enregistré durant les deux semaines de l’engagement du Corps Canadien avec, là encore, des pics de pertes et des périodes plus calmes. De plus, la proportion de pertes varie selon les Corps et les divisions. Ceux et celles qui étaient engagés dans les offensives principales ont vu leurs tableaux d’effectifs sensiblement amenuisés. En revanche, les unités engagées dans des attaques de diversion ou de soutien, pour des objectifs assez limités, ont relativement moins souffert. Enfin, la Ire Armée française a accusé des pertes beaucoup plus légères – il est vrai que l’engagement était plus limité – avec 8 500, dont une forte majorité de blessés. Rappelons qu’environ 100 000 hommes avaient été engagés avec des objectifs restreints par rapport aux Britanniques, ce qui donne néanmoins un bilan en somme toute honorable, comparé à ce que vécut l’Armée française les mois précédents.
– Du côté allemand, les chiffres sont plus variables. Après la Grande-Guerre John Edmonds, alors historien officiel de l’Armée britannique, eut tendance à volontairement les gonfler à plus de 400 000. Les calculs plus sérieux effectués a posteriori ont abaissé le nombre de pertes du HG « Rupprecht » de 217 000 à 260 000 tués (48 000 selon les estimations les plus récentes), blessés, prisonniers (environ 24 000) et portés disparus. Comme le signale Nick Lloyd, archives médicales de la Kaisers-Heer indiquent que 165 000 hommes ayant combattu entre Ypres et Passchendaele avaient transité par les hôpitaux militaires situés en Belgique et en Allemagne. Or, il en ressort que certains sont morts après la bataille de leurs blessures ou de maladies contractées et n’ont pas été forcément comptabilisés comme perdus pendant les combats des Flandres. Remarque intéressante, Passchendaele a pris, pour l’Armée allemande, un schéma comparable à Verdun. Ludendorff ne voulait pas que le Front des Flandres de cédât. Preuve en est que le GQG et l’OHL firent transiter 89 divisions sur le Front des Flandres, plusieurs y ayant même été déployées à deux reprises. Cependant, toutes n’ont pas été engagées lors des phases les plus dures, notamment la période comprise de septembre au 13 octobre et qui correspond aux offensives de Plumer.
– Sur le plan stratégique, une chose est claire : le Kronprinz Rupprecht et Bernhard Sixt von Arnim ont fait échouer le grand projet de Haig de percer et d’atteindre les ports flamands pour faire taire la menace des U-Boote. Et beaucoup de témoins de l’époque et d’historiens britanniques se sont interrogés sur l’obstination du Fieldmarschall à relancer ses offensives alors que les conditions du terrain et de la météo n’étaient nullement favorables aux Britanniques. Et comme l’explique Bernard Schnetzler, l’offensive de Haig a un sens durant la première moitié de l’année 1917 et encore pendant l’été, quand la Grande-Bretagne a de bonnes raisons de croire au danger des U-Boote. Mais la Troisième bataille d’Ypres perd de son utilité quand l’US Navy vient prêter main forte à ses homologues britannique et française, permettant de faire taire la menace sous-marine allemande avec la stratégie des convois (3). On peut donc facilement comprendre qu’après le conflit, les offensives de l’autonomne ordonnées par Haig tiennent presque de l’absurde mortifère. Mais William Robertson (CISG) tient lui aussi une part de responsabilité par son soutien à Haig dans la poursuite de l’offensive. Si la priorité donnée au Front de l’Ouest peut, dans un sens, se comprendre, on saisit moins pourquoi Robertson a donné un blanc seing à Haig, qui plus est, ne jouait pas franc-jeu avec le War Cabinet et ses supérieurs en transmettant des informations parcellaires sur les résultats obtenus. Il faudra presque le désastre italien de Caporetto pour que les deux généraux soient freinés dans leur élan par Lloyd-George. Encore que, Haig ne renonce pas et planifie de nouvelles offensives pour l’année 1918 (4).
– Cependant, les Allemands ont également beaucoup souffert malgré le moral élevé de leurs soldats, fiers d’avoir tenu tête à un adversaire supérieur en nombre et en moyens. Mais la fierté légitime des troupes du Kaiser ne doit pas faire oublier plusieurs évidences. D’une part, tenir le saillant d’Ypres a mobilisé d’importants moyens pour un pays dont l’économie ressent dangereusement les effets du blocus économique, agravé depuis l’entrée en guerre des Etats-Unis. D’autre part, les pertes consenties pour bloquer les Britanniques seront difficilement remplaçables. Pour Ludendorff, le succès défensif de Passchendaele a au moins eu le mérite de permettre le maintien de divisions en Russie et en déployer plusieurs autres en Italie. Mais sur le Front de l’Ouest, ce n’est pas seulement à Passchendaele que les Allemands enregistrent des pertes. En effet, remise sur pied par Pétain après l’échec de l’Offensive Nivelle, l’Armée française a remporté deux succès sur des objectifs limités, à Verdun et au Fort de la Malmaison. Et le rapport des pertes a été largement favorable aux Français. Et les coups de boutoir français ont contraint Ludendorff à jongler avec ses divisions afin de maintenir un front cohérent.
– Au sein des troupes, le résultat de l’inaboutissement de Passchendaele se fait très vite sentir. La température du moral est particulièrement basse. Outre qu’on leur avait annoncé cette offensive comme celle qui mettrait fin à leurs souffrances, Tommys, ANZACS et Canucks sont d’autant plus amers que leur entraînement et le savoir-faire durement acquis pendant plusieurs mois était censé leur permettre d’avoir l’ascendant définitif sur l’ennemi. Si ce fut nettement le cas à Broodseinde ou au Polygon Wood, beaucoup de soldats ont amèrement constaté que l’ennemi se battait très bien et pire, qu’il pouvait parfois leur infliger davantage de pertes qu’il n’en subissait (4). A l’image du Major-General Andrew Russell, écoeuré par le bain de sang que connut sa division néo-zélandaise devant l’éperon de Bellevue, les ANZACS vivent particulièrement mal l’échec d’octobre. Il faut dire que beaucoup de ces soldats se considéraient supérieurs aux britanniques du point de vue de la combativité et la tactique. Et la conscience d’avoir échoué mine leur moral (5)
– Dernière, question : la Troisième bataille d’Ypres fut-elle une réédition absurde de la Somme ? Oui et non. Oui quand on regarde la conduite des opérations « par le haut », avec un Douglas Haig persuadé de son succès depuis le QG de Montreuil et qui s’obstine à percer sans succès. Non, quand on sait que du point de vue tactique et technique les troupes du Commonwealth de 1917 n’ont rien à voir avec les Pals Battalions inexpérimentés de l’été 1916. Comme l’explique Nick Lloyd, Passchendaele a montré un hiatus entre l’obstination de Haig qui conduit la bataille sur des cartes, avec le professionnalisme de généraux comme Herbert Plumer et Arthur Currie. Si l’on excepte l’échec de Bellevue, les deux officiers ont dû obéir aux ordres de Haig tout en s’employer à préparer minutieusement leurs offensives et ont, au final remporté presque tous leurs objectifs (6). Enfin, comme le dit très bien John Keegan, l’Armée britannique a acquis un tel savoir-faire technique courant 1917, avec une nette intégration des nouveaux moyens technologiques, qu’elle est parvenue à se hisser au niveau de sa rivale germanique. Mais celle-ci a aussi eu le temps de revoir et de perfectionner ses techniques défensives (7). Par conséquent, ce jeu égal, marqué par une débauche de puissance de feu, peut expliquer que Passchendaele aboutit à une impasse boueuse.
– Cent ans après, les 11 956 tombes du cimetière de Tyne Cot et le Mémorial de la Porte de Menin à Ypres (inauguré en 1928 par Plumer et le Roi Albert Ier) sont là pour rappeler l’horreur qu’y vécurent plusieurs centaines de milliers d’hommes.
Dédicace toute particulière à Sophie, Amicie, Marguerite, Elisabeth, Guillaume, Thomas et Evrard en souvenir d’une visite de ce champs de bataille trop méconnu en France.
(1) RAWLING B. : « Survivre aux tranchées. L’Armée Canadienne et la technologie. 1914-1918 », Athéna, Toronto
(2) LLOYD N. (Dir.) : « Passchendaele. A new History », Penguin Books, Viking, Londres
(3) SCHNETZLER B. : « Les erreurs stratégiques pendant la Première Guerre mondiale », Economica, Paris
(4) LLOYD N. (Dir.), Op. Cit.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) KEEGAN J. : « Histoire de la Première Guerre mondiale », Perrin