Nous l’avons vu, avant-même le déclenchement de la Douzième Bataille de l’Isonzo, la XIV. Armee allemande est bien préparée pour se lancer à l’assaut de la vallée de l’Isonzo face à un commandement italien – disons-le – en dessous de tout. Le premier jour de l’offensive sera marqué par un succès foudroyant qui va faire disparaître deux centaines de milliers de soldats italiens des tableaux d’effectifs. Caporetto inaugure le renouvellement de la Guerre de mouvement mais cette offensive viendra s’émousser sur les bords de la Piave, permettant à l’Italie d’opérer un spectaculaire – sinon miraculeux – redressement.
1 – UN SUCCÈS TACTIQUE FOUDROYANT (24 OCT.)
– Au soir du 23 octobre, les Sturmtruppen, Bataillons de montagne allemands et formations d’infanterie austro-hongroise sont tous fin prêts. Von Below avait prévu de lancer son attaque le 22 octobre mais en raison du temps particulièrement couvert, il a été contraint de la différer au 24. Mais au moins, à cause du ciel, les aviateurs italiens n’ont pas l’idée d’effectuer des reconnaissances au-dessus des positions austro-allemandes. Pour améliorer la coopération entre troupes d’assaut et l’artillerie, les fantassins se sont vus attribuer des postes téléphoniques avec des fils déroulables afin de definer les cibles aux servants de batterie. Mais il y a tout de même un hic. A cause du blocus économique et naval imposé par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis, l’Allemagne connaît une grave crise économique et alimentaire. Les ersatz trouvés par les chimistes ne suffisent pas à nourrir la population, en sachant que l’immense majorité des denrées part pour le front nourrir les soldats. Mais ça n’est pas encore suffisant et les problèmes de ravitaillement se font sentir. Les soldats sont tenaillés par la faim. Mais la perspective d’attaquer victorieusement permet aux troupes d’assaut de conserver de la motivation. Et les Italiens doivent bien avoir des réserves de nourriture sur lesquelles on pourra faire main basse. Et von Below a trouvé de quoi motiver ses soldats : il a promis la très convoitée « Blaue Max », soit la Croix « Pour le Mérite », aux plus méritants qui se distingueraient pendant l’assaut. Et un jeune Oberleutnant (Lieutenant) nommé Erwin Rommel n’a pas été sourd à cet appel, de même que le Bavarois Ferdinand Schörner, future sinistre célébrité.
– Dans la nuit du 24 octobre, à 02h00 du matin, profitant de l’absence de vent, les Allemands actionnent des Gaswurfminen (équivalent des tubes projecteurs Livens), soit des projecteurs de gaz. Les tranchées italiennes situées dans les vallées sont donc embrumées par des vapeurs d’un mélange d’agents de chlore et d’arsenic et de phosgène. Affolés, les défenseurs fuient pour sauver leur vie. Mais 500 à 600 mourront dans les semaines et les mois qui font suivre. Ensuite, un calme menaçant s’installe pendant plus de trois heures.
– A 06h00, les tranchées italiennes connaissent un tir de mortiers de tranchées. Et à 06h41, suivant les préceptes de von Hutier, 2 200 canons et Häubitze (obusiers) pilonne violemment et intensément les lignes italiennes pendant plusieurs heures. Les Sturmtruppen et Bataillons Alpins s’élancent immédiatement derrière le barrage roulant en petits groupes souples et mobiles. Mais loin des gravures et peintures de combats héroïsés par la propagande de guerre, les Bataillons de montagne allemands et austro-hongroises se glissent dans des lignes très peu défendues et se glissent dans la profondeur du dispositif italien, bien mal agencé par Luigi Capello rappelons-le et parfois ne rencontrent presque personne devant eux. C’est à la jointure quasiment vide des IV° et XXVII° Corpi di Armata que les Austro-Allemands s’engouffrent le plus facilement. Ils progressent aussi très facilement le long des très bonnes routes qui longent l’Isonzo. Les troupes de montagne s’infiltrent donc à travers les points fortifiés et les batteries d’artillerie, souvent mal défendus et tournent les troupes restés en première ligne. Sur le flanc gauche (sud) de la XIV. Armee le Monte Matajur tombe très facilement. Il est d’ailleurs emporté par l’Oberleutnant Erwin Rommel et ses soldats du Königlich-Württembergisches-Gebirgs-Bataillon* (Alpenkorps) qui font prisonnier toute une brigade (2 700 hommes). Comme le dit son biographe Benoît Lemay, le futur spécialiste en propagande clamera que les Italiens eux-mêmes l’ont porté en triomphe pour son exploit (1).
2 – LA 2° ARMATA VOLE EN ÉCLATS
– Malgré ce que prétendra Rommel, les soldats italiens sont vite effarés de savoir les Autrichiens et les Allemands dans leur dos, ce qui crée très vite de la panique et de la démotivation. En fait, à cause de l’infiltration réussie des unités d’assaut, les soldats italiens pensent que leurs ennemis les ont débordés de partout. Pour ces soldats déjà fatigués mais surtout habitués aux assauts en ligne et peu familiers des tactiques sophistiquées de leurs ennemis, le choc est particulièrement rude et provoque une chute de combattivité, d’où le nombre colossal de reddition. Des compagnies et des bataillons entiers se rendent rapidement sans combattre, ce qui étonne leurs ennemis. Comme le dit l’historien Hubert Heyriès, Luigi Cadorna en fera vite les boucs émissaires du désastre, « travaillés » par une propagande d’agitateurs défaitistes (2). Or, les soldats italiens montés à l’assaut du Carso du Plateau de Bainsizza en septembre sont restés loyaux. Et la responsabilité de Cadorna n’est plus à faire. Pour l’heure, le responsable en chef du Commando Supremo se trouve tranquillement à son QG d’Udine et ignore tout du désastre en cours. Par conséquent, au soir du 24 octobre, tous les objectifs assignés par Otto von Below pour le premier jour sont atteint, soit la ligne Korada-Cividale et la ville de Caporetto, point névralgique de la suite des opérations (3).
– De son côté, Luigi Capello, cloué au lit à cause d’une forte fièvre, est vite informé de l’effondrement des lignes de sa 2° Armata. Pour l’heure, il a laissé le commandement au Général Luca Tuomori qui est tout aussi supris et désemparé face à la confusion régnante. De plus, le renseignement de la 2° Armata a complètement sous-estimé les forces ennemies, ce qui explique également les fautes commises dans le déploiement des troupes. Réalisant trop tardivement que ses forces étaient trop mal préparées, Capello demande la permission à Cadorna de se replier sur le Tagliamento. Le 25 août, l’ordre parvient au QG de Cadorna à Udine. Le commandant en chef italien tempête, accuse les soldats de lâcheté, dénonce des « ennemis de l’intérieur » (les socialistes, les défaitistes, les fauteurs de troubles), révoque des officiers et ordonne que le terrain soit tenu, accentuant là le désastre puisque les troupes austro-allemandes ont quasiment débordé toute la 2° Armata, menaçant ainsi d’isoler totalement la 3° Armata du Duc d’Aoste entre le Carso et la Méditerranée. Et il n’y a pas grande réserve pour colmater des brèches qui s’élargissent à vue d’œil (4).
– L’attaque decisive est déclenchée depuis la tête de pont de Tolmino contre le XXVII° Corpo di Armata de Badoglio. A Tolmino, les Italiens résistent bien et l’artillerie du corps réussit à ouvrir le feu avant d’être débordée. Mais la défense des Italiens est quasi inexistante à Plezzo. Et c’est par là que les Austro-Allemands s’engouffrent. Résultat ; les batteries d’artillerie sont vite débordées et ne peuvent opérer qu’une très faible riposte. La 19° Divizione di Fanteria est débordée par les Silésiens de la 12. Infanterie-Division (A. Lequis), permettant aux Allemands de s’emparer du Monte Jeza et d’approcher la Crête de Kolovrat. Ensuite, les Allemands s’enfoncent dans la Vallée de l’Isonzo en utilisant les routes parallèles. A 16h00, Capretto est atteint et au soir, le III. Bayerische-Korps rejoint le k.u.k I. Korps d’Alfred Krauss à Saga, derrière la seconde ligne italienne (5).
– Mais les Italiens commentent plusieurs erreurs. D’une part, ils n’ont préalablement pas fait sauter les ponts sur l’Isonzo, excepté celui de Caporetto. Or, c’est par lui que les 43° et 46° Divizioni di Fanteria auraient dû se replier. Or, complètement bloquées derrière l’Isonzo elles sont prises au piège et sont vite capturées. Autre erreur, avoir abandonné prématurément les positions des (Pointes) de Saga et du Monte Stol, qui, bien défendues auraient pu ralentir sérieusement l’offensive ennemie. La Brigade « Firenze » doit lancer une contre attaque contre le Monte Piatto mais elle se trompe d’itinéraire et attaque le Mont Pondlabuk. Résultat, elle est anéantie par le feu ennemi. Les Italiens tentent de reprendre le Mont Stol mais échouent une seconde fois. Il faut dire que pour un général italien, coordonner des contre-attaques dans pareil chaos relève de l’impossible. Ainsi, le Général Pietro Badoglio, commandant du XXVII° Corpo di Armata se dépense-t-il en se rendant de QG en QG pour délivrer ses messages. Mais il arrive parfois que les estafettes chargées de transmettre les ordres soient interceptées par l’ennemi. Résultat, Autriciens et Allemands ajoutent leur touche à la dislocation du dispositif italien en bombardant les QG et PC (3). Avec son artillerie réduite au silence, la 2° Armata italienne ne peut pas offrir une résistance efficace. Plusieurs unités, notamment des Arditi, offrent une résistance achargée mais la coordination lamentable et la désorganisation rendent leur effort vain. Dès l’après-midi du 24 octobre, les troupes italiennes refluent en masse le long de l’Isonzo dans un indescriptible désordre. Des Carabinieri tentent de renvoyer des soldats en armes au combat et y parviennent parfois, quand ils ne se font pas violemment molestés par endroits. Mais beaucoup se rendent en masse (6).
– Le 27 octobre, à la suite de von Below, le Groupe d’Armées de Borojevic von Bojna attaque à son tour. La 1. Isonzo-Armee de Wenzel Freiherr von Wurm attaque sur le flanc sud en direction de Gorizia, entre le Monte Faiti (Fajti hrib) et le Monte San Gabriele (Škabrijel), en frappant la 3° Armata d’Emmanuel-Philibert de Savoie Duc d’Aoste. Bien que secoué par l’attaque, le général-duc ne rompt pas, contrairement à son voisin Capello. Sentant le danger venir, le Duc d’Aoste choisit la retraite vers le Tagliamento. Le 28 octobre, hormis plusieurs milliers de prisonniers malchanceux, le Duc d’Aoste parvient à rassembler son armée sur la Tagliamento entre Latisana et Codroipo. Mais la 3° Armata est pressurée entre deux mâchoires formées par la XIV. Armee au nord de la 1. Isonzo-Armee au sud. Mais comme nous allons le voir, un contretemps germane-autrichien fait faire éviter le pire au Duc d’Aoste (7).
– Mais pour le moment, les Italiens n’ont pas vraiment de quoi pavoiser. En effet, la Reggia Escercita affiche un bilan catastrophique. En deux-trois jours, ce sont 326 000 hommes (40 000 tués et 280 000 prisonniers), 3 150 pièces d’Artillerie, 1 750 mortiers et 3 000 mitrailleuses qui ont été rayées des tableaux des effectifs et du matériel. Même en Russie un tel score n’a pu être constaté en un temps record. Le nombre de divisions a été réduit de moitié, passant de 65 à 33. Enfin, l’Armée italienne a dû céder plusieurs portions du pays, notamment la Province du Frioul et la majeure partie de la Vénétie, même si Venise, Vicenza, Padoue, Trévise et Vérone ne sont pas encore occupées. Et aux soldats en pleine débandade ou capturés, il faut ajouter les 400 000 civils qui fuient aussi sur les routes en voulant échapper à l’occupation austro-hongroise.
(1) LEMAY B. : « Rommel », Perrin
(2) HEYRIES H. : « Les soldats italiens, boucs émissaires du désastre de Caporetto », in LOPEZ J. & HENNINGER L. (Dir.), Guerres & Histoire, N°36, Avril 2017, éd. Mondadori
(3) FARINA J. : « Caporetto. A Fresh Look », http://www.worldwar1.com
(4) FARINA J., Op. Cit.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) ibid.