Après la prise du Plateau de Gheluveld, le QG de Montreuil fait le pari qu’une percée décisive est possible. Mais d’autres estiment que la sécurisation du Plateau de Passchendaele, le long de Westroosebeke est d’abord néccessaire, en opérant une attaque en trois étapes de 1,4 km chacune. Et chaque étape remportée, il faudra étendre les routes et les voies ferrées. Mais Haig voit les conquêtes limitées de Plumer comme les prémices d’un plus grand succès.
1 – PRÉPARATIFS
– Or ces succès ont nécessité une intense préparation logistique et un considérable feu d’artillerie, ce qui nécessite un déploiement de moyens adéquats. Mais à la décharge de Haig, Gough retrouve de l’enthousiasme et Plumer se met à y croire également (1). Du coup, Haig ordonne à Plumer de lancer une attaque afin de faire sauter les verrous de Broodseinde et Langemarck. L’attaque devra être brutale afin de faire voler en éclats la Wilhelm-Stellung. Pour cela, les Britanniques prévoient d’abord de s’emparer des verrous formés par les bourgs et villages de Gravenstafel, Broodseinde et Molenaarelsthoek. L’assaut principal est confié aux Australiens et Néo-Zélandais des II ANZAC d’Alexander Godley, avec la New-Zealand Division et la 3rd Australian Division (Gravenstafel – Zonnebeke) et au I ANZAC de W. Birdwood avec les 2nd et 1st Australian Divisions (Zonnebeke – Molenaarelsthoek).
– Le 29 septembre, la 3rd Australian Division (J. Monash), élément de tête du II ANZAC Corps d’Alexander Godley, arrive dans Ypres et prend position dans le secteur conquis du « Polygon Wood ». Mais les Austaliens sont très vite frappés par la boue qui envahit les tranchées et monte jusqu’aux genoux. Lancer une offensive dans un tel environnement serait une folie. Pire encore, le Renseignement des Britanniques et de l’ANZAC note des changements des tactiques défensives allemandes, avec le positionnement à l’avant de 2 compagnies par Bataillon d’Infanterie en première ligne.
– De son côté le Gruppe « Iepern » défend la ligne Poelcapelle – est du Polygon Wood avec du nord au sud : la 6. KBD (Poelcapelle), la 10. Ersatz-Division (Poelcapelle – Gravenstafel), la 20. Division de R. Wellmann (Gravenstafel – Broodseinde) la 4. Gardes-Divison de B. Graf Finck von Finckenstein (Broodseinde – Molenaarelsthoek), les 8. ID, 22. RD et 15. RD (secteur Molenaarelsthoek – Becelaere). Enfin, restent en réserve la 4. Kaiserliche-Bayerische-Division (Passchendaele), la 187. ID, la 45. RD et la 17. ID (celle-ci ayant déjà été sévèrement entamée à l’issue des combats pour le Polygon Wood).
– 4 OCTOBRE 1917 : « JOUR NOIR » POUR LES ALLEMANDS DANS LES FLANDRES
– Le 4 octobre à 06h00, 4 Corps attaquent en direction de la Crête de Broodseinde depuis une ligne de départ de 9,5 km comprise entre la Crête de Tower Hamlets (« Hameaux de la Tour ») et le nord de Gravenstafel. S’il vante et que la grisaille domine le champ de bataille, au moins il ne pleut pas. Même si un effort intense a été effectué pour réduire les batteries allemandes au silence, un monstrueux tir de barrage ouvre la journée afin d’accentuer l’effet de surprise. Selon les témoins, les tubes britanniques créent un véritable mur de flammes. Des soldats qui ont connu la Bataille de la Somme diront même n’avoir rien vu de comparable un an auparavant (2). Sauf que les obus retournent tellement le sol que les officiers britanniques, australiens et néo-zélandais ne reconnaissent pas les portions de terrain qu’ils doivent conquérir. Pour ne pas arranger les choses, les appareils du RFC ne peuvent intervenir que de façon limitée en raison des nuages bas et des vents forts. En revanche, les Tanks sont de sortie mais leurs équipages se sont vus attribuer des objectifs limités, proportionnels aux capacités mécaniques des monstres d’acier. Ainsi 11 engins du « D » Battalion de la I Tank Brigade sont attribués au XVIII Corps pour conquérir le village de Poelcapelle. Selon la procédure habituelle, les soldats des I et II ANZAC Corps s’élancent prudement, répartis en sections, progressant (le long) des cratères d’obus. Au début, Britanniques et Anzacs progressent plutôt correctement malgré la boue, faisant même des prisonniers. Mais le II ANZAC (3rd Australian Division et New-Zealand Division) qui doit sécuriser les éperons de Gravenstafel et Zonnebeke (les dernières portions du Plateau avant la Crête de Passchendaele), ne tarde pas à rencontrer de sérieuses difficultés. La New-Zealand Division (Sir Andrew Russell) doit franchir le Hanebeek, un petit ruisseau transformé en torrent de boue par la pluie. Les Néozélandais se font arroser de boue car les obus s’enfoncent plus profondément avant d’exploser. Mais heureusement, elles causent moins de dégâts. Ensuite, les « Aussies » et Néo-Zélandais doivent réduire au silence des Blockhäuse suivant les tactiques et méthodes employées, combinant tirs de suppression et attaque au fusil à grenade (3).
– En revanche, du côté du XVIII Corps (48th et 11th Divisions) à Poelcapelle, l’emploi des chars se révèle un succès. Les engins utilisent au mieux leurs canons de 6-pdr pour détruire les quelques fermes transformées en basion. Et l’Infanterie coopère plus étroitement avec les équipages. Du coup, lorsqu’ils se retirent, les lourds engins sont encore en grande partie intacts. Du côté des Allemands, c’est la panique. De nombreux soldats, hébétés et désorganisés, choisissent de se rendre. Beaucoup proviennent des 6. Königlich-Bayersiche-Division et 10. Ersatz-Division, déjà très affaiblies. D’autres résistent farouchement, comme à Stroombeek mais ne peuvent enrayer l’avance britannique. Et quand la 4. Gardes-Division reçoit l’ordre de reprendre le plateau au sud-ouest de Zonnebeke, elle se fait copieusement arroser par une pluie d’obus fumigènes et explosifs crachés par la Second Army. Et le Reserve-Infanterie-Regiment Nr. 212, censé mener l’attaque, se fait tout simplement tailler en pièce par l’artillerie britannique. Et lorsque les Allemands réussissent à contre-attaquer sur des secteurs récemment perdus, ils se heurtent à feu de mitrailleuses rendu efficace par une très bonne discipline de tir (4).
– Résultat, Britanniques et ANZACS avancent convenablement. A 08h00, Red Line est conquise et Plumer laisse deux heures aux divisions d’opérer la phase de « mopping up » (consolidation), avant de relancer leur avance sur Blue Line. Celle-ci est conquise vers 11h00, permettant ainsi aux Britanniques et soldats des Dominions de mordre une fois de plus de 1,1 km dans la profondeur des lignes allemandes, envoyant au passage 4 000 prisonniers allemands vers leurs arrières. C’est finalement le I ANZAC Corps de Birdwood qui s’empare des ruines du village de Broodseinde. Sur le flanc gauche (nord) de la Second Army, les XIV Corps (4th Division) et XVIII Corps parachèvent la sécurisation du flanc gauche en s’emparant de Poelcapelle, même s’ils effectuent une modeste avance de 500 mètres en moyenne. A Montreuil ou à la Lovie, on estimait possible de replacer l’effort principal sur l’aile droite de la Fifth Army. Sauf que le jeu était trop risqué. En effet, si Haig avait décidé d’opérer ce basculement, les troupes de Gough, Lambard et Maxse seraient tombées sur les positions Flandern II et III encore largement intactes. De plus, les Britanniques auraient eu face à eux 8 divisions encore épargnées par les puissants bombardements d’artillerie (5).
– Mais du côté de la Second Army, la prise du secteur de Broodseinde est apparue comme une victoire retentissante ; non pas en raison du terrain conquis qui reste assez modeste à l’échelle d’une carte mais parce que ce succès de Plumer concrétise le savoir faire technique acquis par l’Armée britannique. Il est vrai que le Renseignement de la Second Army fait état d’un état de nette démoralisation chez les Allemands. Critiques quant au prétendu succès de Plumer, Robin Prior et Trevor Wilson, imputent d’abord la réussite partielle britannique à l’absence temporaire de pluie. En outre, ils ne voient pas vraiment en quoi cela a fait avancer la bataille du côté britannique, puisque si Broodseinde est bien tombé, Passchendaele reste aux mains des Allemands alors que la plue reprend, menaçant de transformer de nouveau le champ de bataille en mer de boue. Pour les défenseurs de Plumer comme Nick Lloyd et Charles Bean, au contraire, le commandant de la Second Army a reçu l’ordre de Haig de pousser encore vers l’Est. Et pour le coup, il a encore fait de son mieux, infligeant de lourdes pertes aux Allemands (6). Au sein des 4. GD et 20. ID, les pertes se montent respectivement à 2 700 et 2 000 hommes tués et blessés, sans parler des centaines de prisonniers laissés aux Britanniques, ce qui marque la perte d’une bonne capacité de combat (7). Et si les commandants de divisions ont de quoi se lamenter, dans les états-majors on accuse le coup également. A l’OHL, Erich Ludendorff évoque des pertes sévères, tandis que des historiens militaires allemands parleront même de « schwarze Tag » (« Jour noir »).
3 – CHANGEMENTS TACTIQUES ALLEMANDS ET OPTIMISME BRITANNIQUE
– Néanmoins, les Allemands décident de réagir en modifiant leurs tactiques défensives. Ludendorff décide de confier aux mitrailleurs la mission de tenir le front. Et comme le signale Bill Rawling, le Kronprinz Rupprecht fait placer un plus grand nombre de mitrailleurs en première ligne et dans les casemates (8). Ludendorff insiste également sur l’idée de créer une zone avancée de 500 à 1 000 m de profondeur qui doit être tenue par des fusiliers et des mitrailleurs afin de retarder l’attaque ennemie. Ensuite, ses défenseurs doivent se replier sur la ligne de défense principale pour laisser l’artillerie pilonner l’ennemi, ce qui permettra aux Eingreifen-Divisionen de se rassembler rapidement et de façon cohérente pour passer à la contre-attaque. Seulement, cette modification tactique n’apporte pas de réponse claire pour les soldats placés en première ligne. Doivent-ils se replier également en cas de raid ennemi, ou seulement en cas d’attaque principale ? L’autre question principale concerne les Eingreifen-Divisionen. Ludendorff blâme plusieurs généraux pour n’avoir pas pu rassembler leurs régiments suffisamment à temps. Mais il tente de clarifier leur emploi. Ainsi, c’est aux unités de tête de faire au mieux pour arrêter l’attaque ennemie (d’où l’accroisssement du nombre de mitrailleuses placés à l’avant) et les Eingreifen-Divisionen doivent intervenir en cas d’échec ou de percées des premières lignes. Mais ces contre-attaques visant à colmater les brèches nécessitent une bonne coordination avec les unités de l’avant.
– Devant ce nouveau succès de Plumer, Haig exulte et pense qu’il faut accélérer le rythe des opérations. Le commandant du BEF est vivement persuadé que ses deux Armies ont déjà sérieusement entamé les réserves allemandes qu’une poussée en force vers le Plateau de Passchendaele est encore possible. Seul John Charteris tente de calmer l’ivresse victorieuse de son chef en mettant l’accent sur les pertes qui ne sont pas négligeables. Peine perdue, l’intérêt de la Grande-Bretagne est en jeu (9). Haig décide alors de maintenir la Second Army dans la tâche de mener l’assaut principal contre les positions ennemies ancrées sur Passchendaele avant de fondre sur Westroosebeke, tandis que la Fifth Army poursuivra ses attaques de soutien sur le flanc gauche de Plumer. Haig voit grand, trop grand. Il intime à Plumer l’ordre de mener trois assauts majeurs en seulement six jours ! Pour les thuriféraires de Haig, tels John Terraine, le commandant en chef souhaite garder l’initiative en espérant obtenir un succès décisif pour pousse l’Allemagne dans ses retranchements et par conséquent, achever le conflit sur une note favorable à la Grande-Bretagne (10). Mais la volonté de Haig de poursuivre le combat répond également à des considérations politiques. En effet, le Fieldmarschall informe (volontairement) très mal William Robertson des évolutions de la bataille de Passchendaele. Et le 25 septembre, c’est un chef d’état-major impérial ulcéré qui menace Haig de mettre fin prématurément à l’offensive. Pour cela, il argue de la nécessité d’absorber une partie du dispositif de l’Armée française, ce qui menace de priver le Front des Flandres de réserves nécessaire. En outre, Haig sait clairement que Lloyd-George veut mettre fin à cette offensive à laquelle il ne croit guère, pour sous-traiter la décision stratégique à l’Ouest au slide-show italien ou aux Français (histoire d’épargner le sang britannique et la Livre Sterling). Du coup, Haig se rend à Downing Street et explique à Lloyd-George que sa stratégie est la bonne et qu’un succès sur le Front des Flandres pourra être remporté pour l’automne. Haig insiste en fait sur l’idée que mettre tout le poids offensif allié dans les Flandres épuisera l’Armée allemande. Et même si l’ancien allié Russe est hors-jeu, le poids des Etats-Unis nouvellement entrés dans le conflit permettra de remporter la victoire. Manifestement, Haig sous-estime la volonté de Ludendorff de poursuivre le combat, même si l’Allemagne montre des signes manifestes de faiblesse économique et financière. Lloyd-George est dans une autre logique stratégique. En effet, le Premier Ministre britannique souhaite d’abord détacher l’Allemagne de ses deux principaux alliés, l’Autriche-Hongrie et la Turquie, d’où l’importance donnée aux Fronts du Moyen-Orient (Iraq, Palestine), d’Italie et des Balkans. Il le répète plusieurs fois lors de trois réunions du War Policy Committee* mais ne convainc pas les hauts-gradés. A l’inverse, Robertson souhaite privilégier le Front de l’Ouest et partiellement le Moyen-Orient mais hors de question d’aider les Français dans ce qu’il considère comme leur hasardeuse et inutile aventure de Salonique. Devant cette situation, Lloyd-George n’a donc pas le choix. Pour ne pas prendre le risque d’une crise avec Haig et Robertson, le Premier Ministre doit d’abord s’incliner et avaler la couleuvre. Mais Lloyd-George n’en reste pas là. Il décide de réunir le War Cabinet** le 10 octobre pour défendre une fois de plus sa position, en espérant s’appuyer sur deux de ses membres, Sir John French et Henry Wilson*** avec qui Robertson est en mauvais termes. Mais il se heurte encore virulemment à Robertson qui explique que défaire la Turquie en un délai restreint impose un important effort logistique. Les échanges sont tendus et on risque d’aboutir dans une impase. Ce sont alors Lord Curzon (Secrétaire d’Etat à la Guerre) et Sir Arthur Balfour (Secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères) qui volent au secours de Robertson. Ils menacent alors Lloyd-George de quitter le Gouvernement si lui-même contraint Robertson à démissionner. Ne pouvant pas vraiment se permettre le luxe d’une crise politique, Lloyd-George s’incline. Mais le 11 octobre, il lance à ses collègues la prédiction comme quoi la prochaine offensive sera un échec
– Chez les subordonnés de Haig, l’heure n’est plus aux attermoiements, ni aux scrupules. Chose curieuse, comme le rapporte Harington, Plumer – sans doute grisé de ses succès – ne donne non plus aucun signe de vouloir l’arrêt de l’offensive. Et l’enthousiasme est contagieux puisque Alexander Godley se montre entièrement confiant dans le succès. Confiance relayée jusqu’au Gouvernement Néo-Zélandais, par la voie du Ministre de la Défense Sir James Allen qui estime que « le Boche est si démoralisé qu’il est possible de lancer de grandes poussées si le temps se maintient » (11). Par conséquent, Haig ordonne à Plumer de prendre le Plateau de Passchendaele pour le 9 octobre, avec l’espoir de porter le coup décisif. La suite lui donnera (encore) tort.
* Instance regroupant des hauts responsables et civils et militaires pour discuter des orientations stratégques et militaires britanniques. Mais elle n’a pas de rôle décisionnel.
** Supplantant le Cabinet (civil) du temps de paix, le War Cabinet est l’instance décisionnelle en temps de Guerre. Elle regroupe les principaux ministres concernés (Premier Ministre, Guerre, Amirauté, Economie, Armement…), les membres de l’état-major impérial et des Parlementaires (Majorité et Opposition).
*** French ancien commandant du BEF et Wilson ex-chef d’état-major impérial et alors commandant de l’Eastern Command.
(1) LLOYD N. (Dr.) : « Passchendaele. A New History », Penguin Books, Viking, Londres, 2017
(2) LLOYD N. (Dr.), Op. Cit.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) RAWLING B. : « Survivre aux tranchées. L’Armée Canadienne et la technologie. 1914-1918 », Athéna, Toronto, 2004
(9) LLOYD N., Op. Cit.
(10) Ibid.
(11) Ibid.