Le 3in Stokes, père des mortiers modernes

– On connaît les Minnenwerfer et les « Crapouillots », ces fameux mortiers de tranchée qui ont accru notablement la puissance de feu de l’Infanterie durant le Premier Conflit mondial. En outre, pour des tenants de la « démodernisation » de la guerre, les mortiers marquent également le retour à une guerre de siège où il s’agit de bombarder les positions ennemies dans le but de les faire tomber, comme dans une guerre de siège, les hautes murailles en moins. Mais a-t-on entendu parler du mortier Stokes ? Cette arme britannique d’une conception simple va cependant engendrer toute la gamme des mortiers qui ont peuplé les conflits du XXe siècle.

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1 – DU NEUF AVEC DU VIEUX

– Avec l’apparition des tranchées, les belligérants s’emploient à doter leur infanterie d’armes de jets capables d’envoyer des projectiles explosifs de l’autre côté du no man’s land ou bien de repousser les assauts d’infanterie. On sait que Français et Britanniques répondent à ce besoin en récréant des catapultes et des arbalètes projetant des grenades (1). Mais ce sont les forces impériales nippones qui utilisent pour la première fois des mortiers de tranchées lors du siège de Port-Arthur, pendant la Guerre russo-japonaise (2).  Les Allemands mettent en ligne leurs fameux Minenwerfern, (25 cm et 17 cm) et Granatwerfern (7.6 cm) ; des armes transportables par plusieurs soldats qui peuvent envoyer des roquettes explosives à 300 à 1 000 m. Comme l’explique l’historien Bill Rawling, historien pour le Ministère de la Défense du Canada, le mortier de tranchée est une arme intermédiaire entre l’Infanterie et l’Artillerie (3). Manié par des fantassins spécialement formés, il possède un plus grand pouvoir de destruction, pouvant tirer un projectile explosif en tir courbe et à une plus grande portée que le fusil lance-grenade qui fait son apparition à la même période (4).

– Chez les Alliés, aucune arme de ce type n’est disponible, si ce n’est de rustiques mortiers archaïques sortis précipitamment des dépôts Français et que les Britanniques surnomment les « toby mortars » (5). « Poilus » et « Tommys » improvisent également des mortiers avec une douille d’obus, une mèche et une pièce de bois. Mais ces armes manquent clairement de fiabilité et peuvent se révéler plus dangereuses pour leurs servants que pour l’ennemi. En 1915, les Français sortent leur fameux « Crapouillot », en fait un petit obusier qui reprend la technologie sophistiquée des Granatwerfern et Minenwerfern en projetant une torpille à ailette en tir courbe. Mais l’arme n’aura jamais les qualités balistiques des modèles germaniques. De leur côté, passée l’expérience des catapultes et autres balistes, les Britanniques comprennent que le BEF a urgemment besoin d’un « trench howitzer » (littéralement, un obusier de tranchée). Et l’initiative ne vient pas de l’infanterie mais des Royal Engineers. En effet, ceux-ci conçoivent une arme qui peut être rapidement fabriquée et distribuée à l’Infanterie. En 1915, 8 modèles différents sortent des usines britanniques. Mais le celui qui attire l’attention est l’Indian Pattern Trench Howitzer proposé par les Anglo-Indiens du 3rd (Bombay) Sappers & Miners. Sans sophistication poussée, l’arme consiste en un simple tube long d’environ 60 cm (24in) et d’un calibre de 3.7.in (environ 82 mm), à la base resserrée, disposé sur un bipied et un socle et doté d’un simple mécanisme d’élévation. Et grâce à une mèche, l’arme peut cracher un grenade « jam-tin » chargée par la gueule. Le nouveau mortier est alors désigné Ordnance, Muzzle loading 3,7in Mortar et fabriqué en Grande-Bretagne jusqu’en 1916. Mais il trouve vite un remplaçant plus performant qui reprend peu ou prou son système de projection de grenade.

– Au début de l’année 1916, Wilfred Stokes propose un mortier de 3in (3.2in/81 mm) utilisant également un tube, un socle et un bipied. Mais cette fois, le système de propulsion et son amorce sont compris dans la partie inférieure du projectile (la grenade à percussion No 145 à mèche) qui est expulsé de l’arme grâce à un petit système de percussion situé à la base du tube (6). Au niveau balistique, les Stokes ont l’avantage de projeter leur projectile de 11 livres (5 kg) à une grande élévation et à basse vitesse, ce qui rend les grenades à mortiers insensibles au vent, comme le dit encore Bill Rawling. En outre, l’arme est assez légère, facilement déplaçable par une équipe de deux trois hommes, bien plus que les Minenwerfer alourdis par leurs socles. Les soldats servants de l’arme découvrent également une arme particulièrement fiable. Comme témoignage le Canadien français Joseph Chaballe du 22nd Royal Régiment (les « Van Doos ») : « [le Stokes] était une merveille de simplicité. […] Une bombe cylindrique pesant 11 livres glissait dans le tube et quand l’amorce frappait le percuteur, le projectile était lancé à une distance de 2 000 pieds [615 mètres] où il écalait par percussion. On pouvait en tirer plus de trente à la minute » (7).

– Du coup, le Stokes peut être utilisé à la fois en combat offensif comme défensif. Enfin, notons qu’un un autre mortier fait son apparition chez les Britanniques, celui du Captain Henry Newton. Mais conçu sur un modèle plus traditionnel et utilisable seulement de façon immobile, il ne remporte guère de suffrage favorable (8).

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2 – UN EMPLOI A L’HÉRITAGE QUASI-CENTENAIRE

– Facile et rapide à produire, le mortier Stokes ne tarde pas à intégrer les rangs des Battalions du BEF, ainsi que dans les unités canadiennes, australiennes, néo-zélandaises et sud-africaines. En outre, l’arme est relativement facile d’emploi et ne nécessite pas une formation excessivement poussée. A la veille de la bataille de la Somme, les divisions d’infanterie britannique disposent de 3 batteries de mortiers Stokes, dépendantes du commandement divisionnaire d’artillerie et désignées par les lettres « X », « Y » et « Z ». Tout d’abord, on compte 1 batterie de 4 pièces par brigade en 1916. Mais la puissance de feu de l’infanterie britannique allant croissant, on atteint 2 batteries de 6 pièces en 1917-1918 (8). Comme le souligne le manuel d’emploi édité par l’US Army (à l’issue de son apprentissage auprès des troupes du Commonwealth) « Textbook of Artillery, Including Mobile, Anti-Aircraft, and Trench Materiel », les mortiers légers « n’ont pas d’effet de masse considérable. En revanche, ils sont particulièrement efficaces grâce à la rapidité de tir, contre des troupes concentrées ou contre des troupes avançant en secteur ouvert. Ils doivent être utilisés pour des tirs de de barrage à l’arrière du dispositif ennemi afin d’empêcher l’arrivée des réserves et du ravitaillement. Grâce à leur mobilité, limitée seulement par l’emport des munitions, ils sont spécialement adaptés à l’accompagnement de l’Infanterie dans son avance et peuvent être employés pour réduire des nids de mitrailleuses et des abris » (9).

– En 1915-1916
, on utilise également les Stokes mortars pour détruire les lignes de fils barbelés en complément du bombardement d’artillerie. Pendant la bataille de la Somme, ils sont utilisés en masse. Mais les effets escomptés ne sont pas toujours au rendez-vous. Ainsi, quand le 1er juillet le IIIrd Corps de William Pulteney fait cracher 8 batteries de Stokes (32 pièces) dans le secteur de Beaumont-Hamel, l’effet de concentration de feu est quasi-nul. Cela n’empêche pas les troupes de Rawlinson et de Gough d’utiliser abondamment le Stokes lors des combats de la même bataille (11).

– En outre, aussi fiable soit-il, le Stokes ne fait pas que des heureux. En effet, pour reprendre encore les mots de Rawling concernant l’exemple du Canadian Corps, les fantassins ne sont pas souvent enchantés de se retrouver dans la même tranchée que des mortiers Stokes. En effet, face à des Allemands aguerris, les mortiers peuvent vite attirer le tir de l’artillerie ennemie, ce qui cause des pertes (12). Il n’empêche, en 1916, l’arme est définitivement adoptée par le BEF et les unités des dominions sur tous les fronts, des Flandres à la Mésopotamie, en passant par l’Italie et la Palestine. Mieux encore, il est adopté par les Américains, les Portugais et même des unités françaises (Infanterie et unités de Chasseurs). Lawrence d’Arabie en demande même à l’Etat-major du Caire pour les insurgés arabes du Roi Hussein pour être utilisés par les Turcs dans le Hedjaz. En effet, l’arme et ses bombes peuvent être facilement transportées par chameaux et animaux de bât. Enfin, le Stokes va bénéficier d’une postérité qui se vérifie encore aujourd’hui, grâce à sa facilité d’emploi et de fabrication. De la Seconde Guerre mondiale, jusqu’aux actuels combats du Moyen-Orient, en passant par la Guerre du Chaco, le Vietnam et l’Ex-Yougoslavie, nombreux sont les belligérants qui ont utilisé le mortier à chargement par la gueule et à propulsion de la bombe par percuteur. Père aux enfants multiples, le fonctionnement du Stokes sans cesse été repris et amélioré par les Allemands, les Américains, les Soviétiques et les Chinois.

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Thomas Edward Lawrence (au centre de la photo) et un officier britannique (à gauche) expliquant le fonctionnement d’un 3in Stokes à des insurgés arabes du Roi Hussein (Hedjaz)

 


(1) Pour plus d’informations à ce sujet, voir le lien suivant : https://acierettranchees.wordpress.com/2015/10/02/quand-des-soldats-de-la-grande-guerre-redeviennent-arbaletriers-et-pietons/
(2) CLARKE D. : « World War I Battlefield Artillery Tactics », Opsrey, Londres, 2014
(3) RAWLING B. : « Survivre aux tranchées. L’Armée canadienne et la technologie (1914-1918) », Athéna, Toronto University Press, 2004
(4) Voir le lien suivant : https://acierettranchees.wordpress.com/2015/11/15/la-generalisation-des-grenades-a-main/
(5) CLARKE D., Op. Cit.
(6) Ibid.
(7) Cité in RAWLING B., Op. Cit.
(9) CLARKE D., Op. Cit.
(9) Ibid.
(10) Cité in CLARKE D., Op.Cit.
(11) PRIOR R. & WILSON Tr. : « The Somme », Yale University Press, Londres, 2006
(12) RAWLING B., Op. Cit.

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