1 – ENTÊTEMENT ET AVEUGLEMENT A MONTREUIL-S-MER ET A LONDRES
– Au sein du Cabinet, Maurice Hankey (Secretary of War) est convaincu que Lloyd George devrait exercer des pressions afin d’obtenir une ré-examen de l’offensive à la mi-août. Mais la poursuite des sopérations dépend des résultats obtenus. Et ceux-ci sont partiellement transmis à Downing Street qui devrait – normalement – se pencher davantage sur le peu d’évolution de la situation. Que Haig fut autorisé de relancer ses attaques est sujet à controverse. Lloyd George clamera après-guerre qu’il avait été dupé et que le War Cabinet n’a jamais reçu d’informations fiables sur ce qui ce déroulait dans la région d’Ypres. Comme l’explique Nick Lloyd, c’est en parti vrai puisque le Premier Ministre britannique s’est bien trouvé confronté à un sérieux manque d’informations. Mais, il ne faut pas oublier que le Gallois n’était pas enthousiaste quant à une nouvelle offensive de masse dans les Flandres. Mais surtout, estime que d’autres alternatives étaient possibles sur le Front Occidental et pourrait imposer une décision en profitant de la « malchance » de Haig. Mais il ne le fait pas (3).
– C’est seulement le 2 aoûtque les opérations des Flandres sont mentionnées au War Cabinet, avec Sir William Robertson qui fait le minimum syndical pour en éclairer ses collègues sur les progrès, en expliquant éhontément : « je n’ai que peu de choses à ajouter par rapport à ce que dit la presse. […] Nous avons conquis deux-tiers de nos objectifs sur le front » (4). Mais si le sujet est brièvement soulevé le lendemain 3 août, la question du Front de l’Ouest est abordée que le 17 et encore ! Le Major-General Sir George Macdonogh, Director of Military Intelligence* se contente de
réciter sa leçon sur la prise de Langemarck, expliquant qu’il y a bien « une forte résistance allemande » mais veut rassurer tout le monde en annonçant « des signes d’affaiblissement des Allemands » en dépit « du mauvais temps ». Néanmoins, derrière les annonces de victoire, le rapport de Macdonogh révèle plusieurs choses entre les lignes. : l’offensive de Haig n’a pas été entièrement couronnée de succès ; les Allemands tiennent encore le plateau et les pertes ont été lourdes. Mais Lloyd George rate le coche d’une reprise en main de la question. Quand Hankey le presse d’intervenir, il trouve le Premier Ministre « curieusement léthargique et passif ». Du coup, sujet à de fréquentes névralgies, il se préfère se concentrer sur des sujets comme les perturbations ferroviaires, la sortie des canons lourds, les assurances sur les risques de guerre, ou encore les réserves de blé. Qui plus est, il passe plusieurs journées dans sa résidence de Great Walstead dans le Sussex (4).
– De son côté, Haig revient à la charge le 21 août. Devant le Cabinet il clame – sans vergogne et sans honte – que la rupture du front a été obtenue et explique pourquoi le Gouvernement de Sa Majesté doit garder la foi (du charbonnier) dans son plan. « En dépit du mauvais temps persistant et des puissantes contre-attaques ennemies, la Fifth Army a obtenu d’importants gains de terrain et avancé sur la Crête de Broodseinde, gagnant ainsi de précieuses positions pour briser la puissance de la résistance ennemie ». Evidemment, sur le terrain la réalité est toute autre. Spécialiste en superlatifs comme en euphémismes, Haig admet néanmoins que « la bataille durera encore plusieurs semaines ». Il admet également, qu’en raison de la qualité déplorable du terrain, l’Artillerie aurait dû disposer de plus de temps pour le tir de préparation. Mais sur place, Hubert Gough explique à son chef que ce sont ses hommes qui seront en cause, ne comprennant pas pour quoi ses troupes « ont failli dans les combats pour tenir le terrain gagné ». Il va jusqu’à ajouter que si des unités se sont repliées « sans aucune raison suffisante », leurs officiers doivent passer en Cour Martiale. On croirait presque entendre du Joffre ou du Nivelle (5). Cependant, s’il se montre dur auprès de son chef, Gough n’est cependant pas un fervent partisan de l’offensive à outrance et à tout prix. Mais pour lui, abandonner la mission que lui a donnée Haig le rebute. Ainsi, il ordonne sans cesse à l’infanterie de monter en ligne dans la boue, sous une grêle d’obus, avant de se lancer à l’attaque, courageusement, pour des résultats stériles. Et ce, alors que des médecins militaires tentent de rétablir ou sauver des blessés couvert de boue, quand ils ont échappé à une atroce noyade. Toute l’image de Passchendaele se trouve-là (6).

– Il ne s’en trouve pas moins que le 17 août, Hubert Gough réunit ses commandants et chefs d’état-major de Corps (II, XVIII et XIX) afin de discuter d’une nouvelle offensive qui sera lancée le 25 août. Elle aura pour but de renforcer les lignes conquises et sécuriser les objectifs. Gough prévoit de lancer une série de petites attaques frontales – mais sans protection sur les flancs – qui permettront de lancer une offensive de plus grande envergure. Si, comme le dit N. Lloyd, l’humeur de Jacobs, Maxse et Watts ne transparaît pas, il est certain que ces trois généraux perçoivent une atroce monotonie. Gough tâche seulement de rassurer ses subordonnés avec cette La Palissade : « Nous ne devons pas gaspiller nos divisions ou nous serons à court de troupes » (7).
– Mais le Prime Minister retrouve de l’optimisme le 24 août quand Delmé-Radcliffe, officier général de liaison britannique auprès de l’Armée italienne, lui fait parvenir un rapport à l’optimisme gonflé. En effet, courant du mois, le Général Luigi Cardona a déclenché sa onzième offensive dans l’Isonzo qui a causé de lourdes pertes aux Austro-Hongrois. Pour Lloyd-George, les Alliés tiennent là un succès décisif qui pourrait mettre fin au bain de sang du Front de l’Ouest. Mais le rapport de Delmé-Radcliffe ne fait nullement état des carences de la Reggia Escercita, ou même de l’incompétence notoire du haut-commandement transalpin. Qu’importe. Revigoré, Lloyd George demande à Robertson que l’on apporte le soutien matériel et humain nécessaires à l’Armée italienne, notamment envoyant des batteries d’artillerie lourde dans les Alpes. Robertson s’étrangle devant ce qu’il prend pour une manifestation d’amateurisme stratégique. Rappelons que le Chef d’état-major impérial ne croit nullement à l’intérêt stratégique des fronts périphériques d’Europe (Slide Shows)****. Lors d’une réunion du Cabinet, Sir Frederick Maurice, Chef des Opérations de l’armée britannique, expose les difficultés qu’entraînerait une telle décision. Et surtout, il explique que l’envoi de canons lourds en Italie nécéssiterait d’en prélever dans le saillant d’Ypres, ce dont Haig ne peut se passer. Mais Lloyd George n’en démord pas et soumet le projet lors de la Conférence interalliée du 4 septembre. Pour le coup, Ferdinand Foch propose d’envoyer 100 canons. Haig est alors de prié de réévaluer ses besoins d’artillerie et si possible, envoyer aux Italiens 50 canons et obusiers lourds de la Ire Armée française (qui se trouve sous ses ordres), tandis que Pétain – peu enthousiaste – promet de les remplacer après avoir emporté ses objectifs limités de Verdun. Bien entendu, Haig n’est guère enthousiaste non plus à l’idée de céder son artillerie. Et quand bien même, si les canons en question fussent parvenus à Cardona, il n’est guère certain que le succès décisif eût été au rendez-vous (8).

2 – RUPPRECHT DE BAVIERE ET VON ARNIM AUX ABOIS
– Du côté allemand, l’optimisme quasi béat qu’affiche Guillaume II tranche avec les préoccupations du Kronprinz Rupprecht. Celui-ci a de quoi s’inquiéter. Rappelons-nous qu’à la même période, Philippe Pétain vient de déclencher son offensive limitée sur Verdun qui sera un succès net, quoique coûteux** qui permet à l’Armée française de regonfler son moral et de retrouver de la combativité. Or, souvenons-nous que Ludendorff a clairement indiqué à Rupprecht de Bavière que l’offensive limitée française le contraint à ne pas envoyer de renforts en Flandres. C’est donc préoccupé, que Rupprecht reçoit Guillaume II à Waregem (au sud-ouest de Gand) le 20 août***. Lors d’un déjeuner donné avec les responsables du HG « Rupprecht » (nouvelle appellation pour le HG « Nord ») où il est question des combats du Saillant d’Ypres, Bernhard Sixt von Arnim jette le premier les dés sur la table expliquant derechef que sa IV. Armee a perdu 84 000 hommes sur les deux mois écoulés mais le Kaiser ne semble pas être impressionné outre-mesure, ce qui déplaît à Rupprecht. Ce dernier décide alors de mettre l’accent sur les difficultés à venir pour le Front de Flandres. Abattant ses cartes à son tour, Rupprecht explique (ou tente d’expliquer) à son Souverain que s’il reçoit des réserves suffisantes, celles-ci sont composées de beaucoup de jeunes soldats de la Classe 1918 entraînés à la hâte et dont la qualité se ressent (10). Mais Rupprecht n’est sûrement pas appaisé par la réaction de l’Admiral Henning von Holtzendorff (le même à l’initiative de la « guerre sous-marine à outrance » aux conséquences que l’on connaît…) qui soutient énergiquement Guillaume II pour assurer les « terriens » que les U-Boot affameront la Grande-Bretagne pour le mois d’octobre. On ne peut mieux se complaire dans ses illusions, alors que la Royal Navy et l’US Navy ont mis en place l’efficace stratégie des convois. La réplique de von Holtzendorff fait dire à un Rupprecht cynique mais dramatiquement lucide : « Ces gens de la Marine sont de dangereux optimistes » (9).
– Certes, à la date du 20 août, Rupprecht, von Arnim et von Lossberg peuvent être satisfaits de la conduite au feu de leurs combattants mais ils ont dû prélever bon nombre d’unités positionnés dans des secteurs calmes. Les difficultés s’accroissent à mesure où, conformément aux directives de von Lossberg, il faut placer une Eigreifen-Division derrière chaque division placée en défense dans les Flandres. Et de surcroît, l’attaque des Canadiens contre la Cote 70 contraint le HG « Nord » à ne pas dégarnir le Gruppe « Lille » au détriment des trois Gruppen qui tiennent le saillant d’Ypres. Puis, l’offensive de Pétain à Verdun prive Rupprecht de substantiels renforts qui auraient pu être ponctionné sur un secteur que l’on pensait redevenu calme. C’est tout le paradoxe de la Bataille de Passchendaele : si les Britanniques s’épuisent dans des attaques stériles, ils fatiguent également les Allemands en forçant le GQG à jongler précautionneusement avec les divisions du Front de l’Ouest. Mais cela, ni Haig, ni Williamson, ni Gough, toujours peu enclins à accepter la Guerre d’attrition, ne le voient.

[Suite]
* « Directeur du Renseignement Militaire », l’équivalent du 2e Bureau chez les Français.
** « Seulement » 14 000 hommes pour les Français mais 40 000 environ pour les Allemands, dont 10 000 prisonniers.
*** Le Kaiser venait d’effectuer une inspection aux défenses de Heligoland, base des Zeppelin. A cette occasion, il prononce selon un aide de camp, « un discours excessivement long et incompréhensible pour l’assistance ».
**** Robertson juge toutefois plus utile d’envoyer des troupes au Moyen-Orient (Gaza et Bagdad) pour abattre la Sublime Porte et faire triompher les intérêts britanniques dans la région, cela va de soi.
(1) LLOYD N. : « Passchendaele. A New History », Penguin Publishing, Vicking, Londres, 2017
(2) LLOYD N., Op. Cit.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Ibid.
(6) Ibid.
(7) Ibid.
(8) Ibid.
(9) Ibid.