Février-Mars 1917 : revanche sur le Tigre et prise de Bagdad

– Lorsque l’on pense à la prise de Bagdad, nous viennent bien évidemment les images de la Guerre de 2003. Guerre qui a engendré l’atroce situation géopolitique que nous connaissons aujourd’hui. Mais on pense bien moins à celle de 1917, qui fut une victoire de « libération » britannique sur l’Empire Ottoman. Et pourtant, après l’humiliation de Kut al-Amara (avril 1916), les forces expéditionnaires britanniques reviennent presque de loin. Profitant de l’affaiblissement militaire constant de l’Empire Ottoman, les unités des Généraux Maude et Monro vont mener une campagne tambour battant, savamment préparée et très bien menée, qui n’aurait peut-être rien à envier à l’offensive conventionnelle de l’ère Bush (toute proportion gardée au vu des moyens technologiques de l’époque, bien entendu). Et en l’occurrence, cette campagne vient encore tordre le cou à l’idée trop répandue selon laquelle la Grande Guerre ne s’est déroulée que dans des tranchées statiques.
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1 – RESTAURER LE PRESTIGE BRITANNIQUE

– Quand Frederick Maude prend la tête des restes épars et démoralisés de l’Indian Expeditionnary Force « D », il s’atèle très vite à sa réorganisation et à son renforcement. Par catharcis, elle est même rebaptisée Mesopotamian Expeditionnary Force (MEF). Durant la deuxième moitié de 1916, une Commission d’enquête est même envoyée au Moyen-Orient pour examiner les échecs des Dardannelles et de Kut al-Amara. Pendant près de sept mois, ces membres recueillent un flot de critiques mettant en avant le manque de planification stratégique et opérationnelle, ainsi que la faillite logistique qui mena à la reddition des forces de Townshend (1). La Commission de Mésopotamie rend son rapport en mai 1917, deux mois après la chute de Bagdad mais elle a pour conséquences d’acculer Austen Chamberlain (Secretary of State for India) à la démission et Sir Beauchamp Duff au suicide (20 janvier 1918). Il est aussi intéressant de soulever la portée stratégique du prestige de la Grande-Bretagne dans le Golfe Persique. En effet, si au XIXe, Londres a contracté des alliances avec le Koweït, le Bahreïn et les « Etats de la Trêve ». Or, le désastre de Kut al-Amara entame sérieusement le prestige britannique auprès des potentats et tribus locales. La Grande-Bretagne doit alors retrouver son honneur pour que les alliés dont on doute de la fiabilité, ne passent avec armes et bagages dans le camp ottoman. Comme le fait remarquer Kristian Coates Ulrichsen, le Koweït du Cheikh Mubarak ben Sabah al-Sabah est vital par ses interactions économiques et tribales avec Bassorah. Toutefois le Cheikh a, pour l’heure, bien coopéré avec les Britanniques en rompant tout commerce avec la Porte, en offrant plusieurs milliers de Roupies à la Croix Rouge et en permettant à des navires hôpitaux britanniques de mouiller dans ses eaux (2). Mais lorsque après sa mort (28 novembre 1915), son fils Cheikh Jabir ben Mubarak al-Sabah mène une politique plus indépendante, Londres trouve de quoi s’inquiéter. Si Jabir ne règne que quinze mois, il rétablit le commerce avec les Ottomans ; les denrées arrivant directement à Damas. A la mort de Jabir en février 1917, son frère Cheikh Salim Ben Mubarak al-Sabah lui succède mais sa politique ne varie guère. Sir Percy Cox, officier des affaires civiles de la MEF, tente bien de négocier des accords avec les notables de Koweït City, en insistant sur le soutien britannique aux buts stratégiques du Koweït dans la région. Mais la rencontre aboutit à une impasse et Londres décide faire mouiller la Royal Navy dans les eaux du Koweït et d’empêcher tout commerce avec l’extérieur (3).

– Si le Koweït se montre indocile, le Qatar, dominé par la Famille al-Thani, se rapproche de la Grande-Bretagne car leurs intérêts finissent par devenir convergents. En outre, le Qatar a besoin d’une « protection » pour mieux s’affranchir de l’influence croissante d’Abdoul-Aziz al-Saoud dans la péninsule arabique. Le rapprochement aboutit au Traité anglo-qatari du 3 novembre 1916, qui ne sera toutefois ratifié par les Britanniques que le 23 mars 1918 (4). Enfin, concernant l’Arabie, la péninsule est en proie à un affrontement entre deux familles bédouines, les al-Rachid et les Saoud. Or, les seconds se maintiennent dans l’est de la péninsule arabique après avoir subi une défaite en 1912. Ce qui leur permet toutefois d’avoir accès à au Golfe Persique et même d’enrôler plusieurs tribus bédouines dans leur milice religieuse, l’Ikhwan (« Fraternité »). Les Britanniques préfèrent négocier avec les Saoud, afin de ne pas se retrouver avec une force hostile « dans le flanc ». Les premiers liens sont tissés dès 1912 par l’agent politique britannique au Kowaït, le Captain William Shakespear, qui rencontre Abdul-Aziz al-Saoud lors de l’un de ses voyages en Arabie. Mais il est tué lors d’un affrontement contre les al-Rachid et remplacé par Saint-John Philby (5). Finalement, les relations entre les Britanniques et la Famille des Saoud sont officialisées en 1915 par le Traité d’Ouqayr, par lequel Londres reconnaît Abdul-Aziz al-Saoud comme gouverneur de Nejd, Hasa, Qatif et Jubayl.

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Sir Charles Monro
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Sir Frederick Stanley Maude

2 – UNE CAMPAGNE SOIGNEUSEMENT PRÉPARÉE 

– Maude comprend très vite que la poursuite de l’effort de guerre sur le Tigre et l’Euphrate nécessite un emploi accru des ressources humaines et matérielles du réservoir indien. Fin 1916, le War Office décide d’assurer la responsabilité (administrative) de la campagne, puis la responsabilité opérationnelle en février 1917. Marque du progrès accompli par l’Armée britannique, la campagne de Mésopotamie est intégrée au sein d’une structure centralisée pour la première fois. Cela met fin à l’impéritie engendrée par les rapports difficiles entre la Grande-Bretagne et le Raj des Indes qui ont mené au désastre que l’on sait. Le rôle de l’Inde est « revalorisé », puisque l’ensemble des ressources déployées iront en priorité à la MEF. Cela implique alors la mobilisation, aussi bien militaire que civile, les deux devenant la charge au Government of India.

– Signe de la transformation du rôle de l’Inde, le bureaucrate Sir Beauchamp Duff – largement discrédité – est remplacé le 1er octobre 1916 par un général directement sous les ordres du War Office, Charles Monro. Expérimenté comme général sur le terrain, Monro a commandé en France, de même que la Mediterranean Expeditionnary Force dont il a assuré avec brio, l’évacuation de Gallipoli au nez et à la barbe des Germano-turcs (6). Il réunit au sein de son état-major, un panel d’officiers qui ont fait leur preuve en Egypte et dans à Gallipoli et qui ont retenu les leçons des erreurs commises. Autre exemple, la nomination de Maude à la tête de la MEF. Contrairement à son prédécesseur, Sir Percy Lake, Frederick Maude possède l’expérience du commandement, puisqu’il était à la tête d’une division en France, puis de la 13th Division à Gallipoli. Officier méthodique, il a gagné le surnom de « Systematic Joe ». Monro et Maude font partie de ses généraux britanniques qui ont compris la complexité du caractère industriel de la Première guerre mondiale et l’importance de la mobilisation de tous types de ressources.
Dès l’automne 1916, Monro mobilise des travailleurs indiens et arabes pour accroître la capacité d’accueil en tonnages du port de Bassorah. Deux nouveaux sites d’ancrage pour navires sont ainsi établis ; le premier à Magil et le second à Nahr Oumar. Cela a pour conséquence d’en finir avec la congestion de Bassorah. De 38 900 tonnes environ débarquées en juillet 1916, on passe à 100 000 tonnes au milieu de l’année 1917 (6). Magil et Nahr Oumar peuvent accueillir 14 navires de commerces qui sont totalement déchargés en trois jours. Les unités logistiques du MEF font des prouesses en créant un système de dépôts qui « remontent » le Tigre en un flux régulier. A l’image de Suez pour l’Egypte, Bassorah devient le poumon logistique des troupes anglo-indiennes en Mésopotamie (4).

– Le transport – fluvial et inefficace en 1915-1916 – est lui aussi revu de fond en comble. Le War Office crée le Directorates of Railways and Works (« Direction des chemins de fer et travaux ») chargé de l’établissement de voies de communication fiables et sûres entre Bassorah et les unités de l’avant, comme avec les postes défensifs. Des aérodromes accueillent les avions, tandis que sont établis des parcs et des ateliers pour automitrailleuses et ambulances, ce qui donne à la MEF un visage d’armée résolument moderne et mécanisé. Et comme toute grande force moderne, la MEF est particulièrement vorace en munitions, matériels, canons et obus. Toutefois, Monro et Maude conservent une flotille de navires qui serviront d’appui feu sur le Tigre.

– Ayant retenu la leçon du désastre de Kut al-Amara, Frederick Maude souhaite rendre ses divisions et régiments totalement indépendants du Tigre. Pour cela, il fait établir une chaîne de postes de ravitaillement avancés, de dépôts et d’hôpitaux militaires le long du fleuve afin de préparer la reprise de l’avancée sur Bagdad. Pour assurer l’acheminement des hommes, matériels, munitions et ravitaillement, plusieurs centaines de km de rails sont posés et reliés à Bassorah. Et le chemin de fer suivra la progression des troupes au fur et à mesure de leur avance (5).

– Ainsi, au début du mois de février 1917, le IIIrd Indian Corps – rebaptisé « Tigris Corps » – aligne 50 000 hommes répartis en 4 divisions et en unités directement rattachées. Les divisions dont dispose Maude – 1 britannique et 4 indiennes – sont les suivantes : la 13th (Western) Division* (Major-General J. de Cayley) qui a connu Gallipoli, la 3rd (Lahore) Division** (Henry d’Urban Keary), la 7th (Meerut) Division*** (Charles Anderson), la 12th Indian Division**** (Francis Gorringe), la 14th Indian Division***** et l’India Cavalry Division****** (Sydney Crocker). Concernant les divisions indiennes, il faut noter que sil elles sont composées à majorité de soldats Indiens (Hindous, Sikhs et Musulmans), elles comportent une ossature britannique. Ainsi, chaque brigade comprend un Battalion venu de Métropole (Anglais, Écossais ou Gallois) et la majorité des officiers est britannique, tout comme les composantes en artillerie.

– Face aux Britanniques, les Ottomans sont en nette infériorité numérique. Attaqué au nord par les Russes, faisant face à la révolte arabe dans le Hedjaz et sur le point de perdre le contrôle sur l’est du Sinai, ils ont dû « déshabiller » la Mésopotamie de plusieurs dizaines de milliers d’hommes. Ainsi, la 6e Armée turque de Khalil Pacha, qui défend les rives du Tigre et Bagdad ne compte que 25 000 hommes.
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3 – LA PRISE DE BAGDAD

– Maude lance sa première attaque contre le saillant de Hai le 16 décembre 1916 mais la pluie hivernale arrête momentanément les opérations. Celles-ci reprennent le 19 janvier et malgré les pertes, l’offensive britannique n’a rien à voir avec les assauts stériles de la campagne précédente. Les positions ottomanes sont pilonnées par l’artillerie lors d’un tir de barrage préparatoire. Ensuite, l’infanterie anglo-indienne progresse sous le coordonné couvert des canons et Howtizers, pendant que les mitrailleuses Vickers et Lewis lâchent des tirs en enfilade contre les abris ennemis. Enfin, les appareils du RFC effectuent un bombardement d’appui. Kristian Coates Ulrichsen estime que l’attaque de Maude est la manifestation d’un net professionnalisme qui tranche avec l’amateurisme de Townshend. Le 4 février, le saillant de Hai n’existe plus. Maude exploite immédiatement son succès en s’emparant de Sannaiyaat le 23 février et y fait dresser un pont sur le Tigre par ses Engineers, ce qui débloque le chemin vers Kut al-Amara. Kut est défendu par 2 500 hommes de Kazim Karabekir Bey. Constatant qu’il ne fait pas le poids, le commandant turc se replie en bon ordre le 24 février. Et le 25, les Britanniques lavent l’affront d’avril 1916.
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– Pendant ce temps, les éléments du XVIIe Corps Turcs se replient vers l’ancienne capitale du Califat, harcelés par les avions britanniques et pourchassés par les automitrailleuses. La marche vers Bagdad s’interrompt quelques jours afin d’assurer le ravitaillement et de sécuriser les rives du Tigre. Le 4 mars, le Chef de l’Etat-major impérial à Londres et le Commandant en Chef de l’Armée des Indes avalisent la marche vers Bagdad. Elle démarre avec la 14th Indian Division qui marche vers le nord. Mais Khalil Pacha décide de défendre Bagdad en livrant bataille sur le confluent du Tigre avec la Daliya. Le 9 mars, les Turcs arrêtent les Britanniques une première fois. Maude décide alors d’effectuer une manœuvre de contournement par le nord. Mais il prend soin de laisser une force appréciable sur la Diyala. Khalil Pacha tombe dans le panneau, puisqu’il déploie presque la totalité de ses forces vers le nord pour bloquer l’avance de l’aile gauche du Tigris Corps. Et du coup, il ne laisse qu’un régiment pour défendre la Diyala. Résultat, la 14th Indian Division fond sur le malheureux régiment qui se débande, permettant aux anglo-indiens de franchir la rivière.

– Le 11 mars, sa 35th Indian Brigade entre dans la ville sans faire face à une forte résistance. Maude a pris soin de publier une proclamation expliquant aux Bagdadi que son armée ne vient pas comme conquérante mais comme libératrice. Pour les Britanniques, la prise de Bagdad, ville millénaire située au cœur de l’Empire Ottoman, est un superbe coup politique, rehaussant par le même coup le prestige de l’India Army.

– Toutefois, la prise de Bagdad ne marque pas la fin de la campagne de Mésopotamie, celle-ci continue jusqu’en novembre 1918. En mars 1917, le Tigris Corps conquiert successivement Baquba (18 mars), Fallujah (19 mars) et le nœud ferroviaire de Samarra sur le Tigre (23 mars). A l’automne, Ramadi, Kifl et Tikrit tombent. En outre, les Britanniques réussissent à couper les voies commerciales entre le Koweït et Damas. Maude ne verra pas la suite de son oeuvre, ni ses conséquences, puisqu’il succombe au choléra non loin de Ramadi. Ironie de l’histoire, il livre son dernier souffle dans la même demeure que Colmar von der Goltz, le vainqueur de Kut.

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* Formée des 38th, 39th et 40th Brigades
** Formée des Ferozepore, Jullundur et Sirhind Brigades
*** Formée des Dehra Dun, Garwhal et Bareilly Brigades
**** Formée des 12th, 30th et 34th Indian Brigades
***** Formée des 35th, 36th et 37th Indian Brigades
****** Formée des 6th, 7th et 11th Indian Cavalry Brigades


(1) ULRICHSEN Kr.C. : « The First World War in the Middle East », Hurst & Company Publishing, Londres, 2014
(2) ULRICHSEN Kr.C., Op.Cit
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) Le père du célèbre espion communiste anglais Kim Philby.
(6) Évacuation qui s’est déroulée du 5 au 6 janvier 1916 en ordre parfait, de nuit et sans qu’aucun coup de feu n’ait été tire. Churchill, acide, a dit à ce propos « Monro est venu, il a vu et il a capitulé ».
(4) ULRICHSEN Kr.C., Op.Cit.
(5) Ibid.
(6)

 

 

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