Pour la Kaisersheer, la fin de l’année 1916 à l’Ouest s’achève par un bilan mitigé. L’offensive de von Falkenhayn à Verdun s’est soldée par une atroce bataille d’attrition qui n’a pas entamé le moral des Français qui y ont laissé du sang, mais ne sont pas prêts de capituler. Sur la Somme, les divisions allemandes se sont épuisées dans un combat défensif mais ont empêché Haig de percer. En revanche, le cumul de près de dix mois de batailles sur deux fronts ont coûté environ 900 000 hommes aux troupes de Guillaume II. Et le temps joue contre les Allemands.
– Au début de l’année 1917, les troupes allemandes en France et en Belgique représentent 2,5 millions d’hommes (134 divisions), établis dans des positions défensives entre la Mer du Nord et la frontière Suisse. La Kaisersheer fait donc face à une masse de 4 millions de Français, Belges, Anglais, Canadiens, Australiens et Néo-Zélandais (175-180 divisions). De plus, Berlin doit aussi maintenir un corset suffisamment solide en Russie après avoir empêché l’allié austro-hongrois de s’effondrer lors de l’Offensive Broussilov et corrigé la Roumanie. Par conséquent, Erich Ludendorff et Paul von Hindenburg (les véritables patrons de l’Allemagne – le premier en particulier) décident d’ériger une ligne défensive dans le nord de la France, afin de contenir les Alliés qui rechercheront la percée décisive.
– Afin de contenir toute tentative de percée alliée en Picardie, Erich Ludendorff décide de replier les I et II. Armee, ainsi que l’aile droite de la VII. Armee, derrière une ligne de 116 km entre Arras et Saint-Quentin. Contrairement à von Falkenhayn, les « Dioscures » décident de céder du terrain pour mieux concentrer leurs forces derrière une forte ligne de défense qui s’étend sur 116 km entre Arras et Saint-Quentin. L’idée n’est clairement pas d’établir de nouvelles lignes mais de rendre plus fortes celles déjà solidement ancrées dans le sol français. C’est entièrement prendre le contre-pied d’Erich von Falkenhayn qui ne souhaitait pas céder une once de terrain. Cette stratégie a été jugée – avec pertinence – gravement coûteuse en hommes. Ludendorff veut simplement éviter tout gaspillage en sang et compenser l’infériorité numérique de ses forces en leur donnant une défense « en béton » qui permettrait d’épuiser les troupes alliées dans de vaines et sanglantes attaques. Il se justifiera en disant n’avoir pas eu le choix étant donné l’affaiblissement des troupes impériales à l’ouest.
– Ludendorff s’attend également à une prochaine offensive alliée de grande ampleur en France. Il estime qu’elle pourrait avoir lieu au mois de février 1917. Il ne s’y trompe pas puisque les services de décryptage interceptent un message de Rome à Petrograd qui indique que (100 divisions doivent se préparer à attaquer) sur le Front ouest. Mais celle-ci n’interviendra qu’en Avril, ce qui laisse donc du temps à la Kaisersheer de se mettre à l’abri, d’autant qu’il faut former les soldats à tenir leurs positions fortifiées, d’autant que celles-ci ont gagné en sophistication.
La décision de replier plusieurs divisions allemandes derrière une nouvelle ligne est donc prise durant la dernière phase de la bataille de la Somme et suite à la visite de Ludendorff sur le front de Verdun. Le nouveau dispositif est baptisé « Siegfied Stellung », du nom de l’un des personnages de la Légende des Niebelungen. Ce sont les alliés qui lui donneront le nom de « Hindenburg Linie ». Il est vrai que le pseudonyme allemand peut prêter à confusion avec la ligne fortifiée de la Seconde Guerre mondiale. 370 000 soldats (Pioniere, unités de travailleurs, soldats territoriaux) sont affectés aux travaux, de même que des civils français et des prisonniers russes dont l’Allemagne dispose en grand nombre. Répartis en équipes, Allemands, civils et captifs accomplissent un travail de forçat en creusant des tranchées, des abris et des dépôts (armes, munitions, médicaments, vives) et en érigeant des fortifications bétonnées et maçonnées. Mais ce type de fortification n’est pas nouveau dans le conflit. Les Allemands en ont érigé dès la fin 1914 sur l’ensemble du front après l’échec de la guerre de mouvement. Mais les travaux de la « Ligne Hindenburg » prennent une dimension bien plus importante en termes d’effectifs mobilisés et de moyens. 1 200 trains sont mobilisés pour acheminer 170 000 hommes affectés aux travaux, ainsi que le matériel, les briques et les matériaux de chantier nécessaires. En outre, l’exploit est d’avoir construit cet ensemble dans une totale discrétion, mais pas dans le plus grand secret.
– En effet, les Alliés sont en partie au courant des projets défensifs allemands. Le 9 novembre 1916, plusieurs reconnaissances aériennes font état d’une nouvelle ligne de défense qui couvre le Bois Bourlon au nord de Quéant, Bullecourt, le cours de la Sensée, Héninel et la troisième ligne allemande à Arras. A la mi-janvier 1917, une nouvelle reconnaissance aérienne britannique indique au Renseignement qu’une nouvelle ligne vient d’être érigée entre Arras et Laon. Indication confirmée par l’interrogatoire de prisonniers par des officiers de la Vth Army. Sauf que les renseignements collectés ne font pas complètement état de l’aspect des fortifications.

– Si l’idée de « défense élastique » n’est pas abandonnée, elle s’inscrit dans un ensemble défensif organisé – et plus sophistiqué -, constitué à partir d’un dispositif comprenant toute une série de Blockhäuse, des tranchées disposées en profondeur et en soit en forme de créneaux (voir croquis ci-dessus).
Comme nous l’avons vu dans les articles consacrés à la Bataille de la Somme, la « défense élastique » ne sort pas comme un lapin du chapeau – ou du casque à pointe – de Ludendorff. Durant la bataille de la Somme, suivant les enseignements tirés du font de Russie et abandonnant la coûteuse stratégie de von Falkenhayn de « tenir coûte que coûte » (lourdement dépensière en fantassins), les deux nouveaux stratèges de Berlin initie une stratégie défensive plus « mobile ». Ils abandonnent volontairement les premières lignes à l’infanterie britannique ou française, avant de la laisser s’épuiser face à la seconde ligne, puis en contre-attaquant avec des troupes de réserve, soigneusement placées entre les seconde et troisième lignes et appuyées par de l’artillerie et des armes collectives. Conformément à l’Auftragtaktik, ces contre-attaques de niveau tactique s’effectuent à l’échelon du bataillon (Abteilung) ou du Regiment. Durant l’été et l’automne 1916, à mesure que les divisions de Haig et Foch grignotent du terrain, les Allemands établissent de nouvelles lignes de défense. Celles-ci se caractérisent par des postes avancés (avec fusiliers, mitrailleuses et même Minenwerfern), établis dans des trous d’obus reliés entre eux. Vient ensuite la seconde ligne de défense, avec tranchées, une ligne intermédiaire ou de « défense élastique », qui sert autant d’espace de repli jusqu’à la troisième ligne comme de zone de contre-attaque. Derrière la zone intermédiaire, vient la troisième ligne qui ne doit pas rompre avec mitrailleuses, unités de contre-attaque, troupes de réserve et artillerie de tranchée. Enfin, à l’arrière se trouve l’artillerie (généralement des pièces de 7.7 cm et 10.5 cm) qui doit pilonner l’infanterie ennemie au niveau de la première ligne. Par conséquent, Infanterie et Artillerie doivent se coordonner minutieusement. Chaque compagnie d’infanterie est – en théorie – appuyée par une batterie d’artillerie de campagne et les chefs de pièce doivent savoir quelles zones pilonner. Enfin, le progrès des transmissions fait que la direction des tirs peut être assurée par des téléphones de campagne, quand les conditions le permettent (les fils peuvent être sectionnés lors des bombardement ou par des fantassins ennemis s’ils les découvrent). Sinon, il faut compter sur les estafettes, ce qui peut être risqué lors des échanges de tirs.
– Or, lors de l’édification de la « Siegfried Linie », Ludendorff décide tout simplement de « bétonner » et « solidifier » un procédé défensif déjà existant afin de mieux protéger les défenseurs qui devront repousser plusieurs assauts, bien abrités derrière leurs murs et leurs parapets renforcés ou maçonnés. Au-devant, sis le no man’s land, on trouve une zone de mort, faiblement tenue qui doit être battue par les l’artillerie. Derrière cette première zone, se situe la Zone de défense élastique, avec des postes avancés qui ne sont plus de simples trous d’obus mais de véritables petits réduits fortifiés bien moins facilement prenables. Cette zone de défense élastique n’est pas faite pour être tenue mais pour retarder l’ennemi dans sa progression. Lorsqu’elle est entamée, les troupes qui la tiennent se replient sur la seconde zone de défense, plus solide car garnie de Blockhäuse ancrés dans un dispositif de lignes de tranchée en créneau. Cette seconde ligne, couplée à la troisième, doit tenir longtemps et briser les vagues d’assaut ennemies en leur infligeant le maximum de pertes, avec le concours de l’artillerie. La troisième ligne doit permettre le rassemblement des troupes d’assaut (Sturmtruppen) qui contre-attaqueront avec l’appui d’armes collectives et de l’artillerie, ainsi que les troupes de réserve chargées de compléter les défenses de la seconde ligne. Enfin, à l’arrière se trouve l’artillerie reliée aux premières et seconde lignes par un réseau complexe (sinon complexifié) de fils téléphoniques ou bien, par les estafettes qui portent les messages entre les deux dispositifs.
– Le 5 février 1917, l’Opération « Albericht » démarre dans une grande discrétion (voir carte ci-dessous) mais par échelons et non en une vague. 13 divisions d’infanterie des XIII., XIV., VIII., XXIII. et XI. Korps (23. Reserve, 220. Div., 26. Reserve, 2. Reserve-Gardes, 38. Div., 50. Reserve, 9. Reserve, 22. Reserve, 199. Div., 29. Div., 111. Div., 221. Div., 25. Div., 15. Reserve, 47. Div., 46. Div., 13. Div., 211. Div. et 222. Div.) et 50 batteries d’artillerie effectuent donc un retrait de plus de 20 km sous le nez des armées françaises et britanniques. Le 20 mars, le retrait est achevé. Les Britanniques se rendent compte que les Allemands ont abandonné une portion du territoire français de 20 km de profondeur. Une portion de territoire retournée par les obus et rendue temporairement inutile. A l’annonce de ce retrait, le commandement français en est persuadé, les Allemands sont à bout et il faut frapper (Jean-Yves Le Naour). Un optimisme qui n’aura d’équivalent que la désillusion qui y fera suite.
Source principale : TURNER Alexander : « Vimy Ridge 1917. Byng’s Canadian Triumph at Arras », Osprey Publishing, Londres