– Quand on parle des combats de la Grande Guerre, on pense immédiatement aux tranchées et à la boue de Picardie, de Champagne et de la Meuse. Pourtant, la Grande Guerre fut l’une des toutes premières ou les belligérants combattaient en altitude, souvent à plus de 2 000 mètres. Concentrée sur la Marne, les bois déchiquetés de Verdun et le Chemin des Dames, notre mémoire nationale a quelque peu oublié les engelures aux pieds dont furent victimes les Métropolitains et Coloniaux de l’Armée d’Orient, dans les montagnes de la frontière gréco-macédonienne. Et pour qui n’a pas lu « L’Adieu aux armes » d’Ernest Hemingway, les souffrances du Bersaglieri ou de l’Alpini dans les Dolomites ne parlent guère (un front sur lequel s’est tout de même distingué un certain Erwin Rommel). Et qui a véritablement entendu parler des combats acharnés entre troupes du Sultan et soldats du Tsar sur les pentes abruptes du Caucase ? Pourtant, les combats en montagne ont pu susciter l’admiration de certains témoins. Ainsi, quand il parle des combattants italiens, le correspondant de guerre américain E. Alexander Powell écrit pour le « New York World » : « Ce ne fut ni dans les plaines de Mésopotamie brûlées par le soleil, ni dans les marais glacés de Mazurie, ni dans la boue des Flandres mais sur le toit du Monde que le combattant put connaître l’existence la plus difficile ».

1 – LES TROUPES DE MONTAGNE ET LEURS ENGAGEMENTS
A- L’ENTENTE
– En 1914, l’espace montagnard n’est pas inconnu de plusieurs belligérants. En effet, l’Armée austro-hongroise dispose de ses bataillons de Chasseurs Tyroliens (Tyrolischer-Jäger) ou de Montagne (Gebirgsjäger) et l’Armée française de Bataillons de Chasseurs Alpins (ou Troupes de Montagne), soit le pendant montagnard des Chasseurs à Pied. Ça n’est guère un hasard puisque ces deux pays possèdent les deux plus importantes portions territoriales montagnardes d’Europe, excepté la Grèce et l’Italie qui ne sont pas encore entrées dans le conflit. Il est donc normal que l’Empire multi-centenaire et la République eussent développé des troupes adaptés au combat en montagne, notamment pour surveiller les frontières tracées dans les Alpes. Et dans ce type de combat, les Français ont acquis un certain savoir-faire, notamment lors de la campagne de Bonaparte de 1796 où ils ont expérimenté les coups de main sur des avant-postes, comme les actions de reconnaissance et les embuscades. Or, si dès les années 1870, les Français ont pu envisager un affrontement avec l’Italie (notamment sur des questions coloniales), cette dernière reste passive lors de la déclaration de guerre, ce qui permet aux Français de déployer des BCA sur les zones du Front. Par conséquent, les Vosges seront le seul terrain montagneux sur lequel les BCA combattront (47e et 66e DI) entre 1914 et 1915. Cette partie reste calme à partir de la fin 1915 et les unités de montagne montent au feu à Verdun, en Picardie et dans l’Aisne. C’est seulement en 1918 que plusieurs BCA sont envoyés sur le front italien (7e, 11e, 12e, 13e, 14e, 15e, 22e, 23e, 47e, 52e, 62e et 63e) et combattront dans le secteur du Monte Tomba.
– Les Russes ont aussi une expérience (plus ou moins heureuse) du combat en montagne, notamment au XIXe siècle lors de la conquête et la pacification du Caucase face à la guérilla des tribus tchétchènes et ingouches. Après la Guerre Russo-Turque de 1877-1878, la Transcaucasie devient une zone frontalière surveillée, notamment par les patrouilles de Cosaques. S’ils ne forment d’abord pas de troupes de montagne proprement dites, les Russes peuvent toutefois compter sur l’endurance des recrues géorgiennes, ossètes, arméniennes, etc. En 1914, ils disposent d’un corps d’Armée (le Corps du Caucase) qui regroupe 1 Division d’Infanterie, 1 Division de Cosaques et 1 Brigade de Cosaques à pieds. A l’entrée en guerre, le commandement du District du Caucase lève 4 Bataillons de Géorgiens et d’Arméniens qui serviront d’éclaireurs dans les cols et les vallées.
La plus grande bataille connue sur ce front reste celle de Sarikamis (à plus de 2 300 mètres d’altitude) en décembre 1914. Malgré les déconvenues du début, les troupes russes commandées Nikolaï Ioudenitch résistent bien et infligent à la IIIe Armée Turque (Hafiz Hakki) une défaite cuisante. Il faut dire que les Russes ont été avantagés par le rétrécissement de leurs lignes et par les éléments. Les Turcs n’ayant rien prévu pour le combat en montagne et les fantassins se retrouvent isolés, sans ravitaillement et à la merci du froid. Le nombre de soldats perdus en raison d’hypothermie se chiffre en plusieurs dizaines de milliers.
– Enfin, nous ne ferons guère le cas des Britanniques qui n’ont pas créé de divisions spécialement entraînées pour ce type de combat en raison de leur déploiement massif en Europe de l’Est. Même si toutefois, leurs quelques divisions disposées à Salonique ont reçu un entraînement adéquat pour l’offensive de 1918. Encore que leur participation fut limitée par les ordres de Londres (1).

B – L’AUTRICHE-HONGRIE ET L’ALLEMAGNE
– Les Austro-Hongrois affrontent bien les Russes en Ukraine subcarpathique mais jusqu’à fin 1914, nous sommes encore dans une phase de guerre de mouvement. Finalement, avec l’installation des troupes de Vienne en Ukraine de l’Ouest jusqu’en 1916, le Front ne bougera guère dans cette partie des Carpates. En revanche, lorsque l’Italie entre dans la Guerre aux côtés des forces de l’Entente, l’état-major de Vienne déploie rapidement ses unités alpines pour tenir les cols à la frontière austro-italienne, dans le Tyrol, les Dolomites et les Alpes Juliennes. Les Gebirgsjäger et unités tyroliennes rivaliseront de courage avec les Alpini. Mais elles ne suffiront pas pour tenir le front et Vienne devra envoyer des unités d’infanterie classique moins habituées aux manœuvres en altitude. Et il faudra le concours de la XIV. Armee allemande pour remporter Caporetto.
– Pour l’Allemagne, le cas est plus particulier. La Kaisersheer dispose bien de régiments de Bavarois et de Wurtembergeois mais le jeune empire étant allié de Vienne, ses stratèges ne voient pas la nécessite de développer des unités de combat en haute montagne, surtout s’il faut affronter les Français et les Russes dans des plaines ou des espaces modérément vallonnés. Il y a bien le cas des Vosges mais une infanterie classique bien entraînée peut convenir pour s’assurer le contrôle des vallées et ballons vosgiens. En revanche, avec la venue de l’entrée en guerre de l’Italie, le Grand Etat-Major de Berlin décide de créer un nouvel Alpenkorps qui regroupe des Gebirgs-Jäger-Bataillonen (Bataillons de chasseurs de montagne) sur le modèle existant déjà chez le voisin et allié Habsbourg. Des officiers autrichiens viennent alors dispenser les enseignements nécessaires sur les combats en montagne. Et les soldats ne tardent pas à se roder, notamment contre les positions françaises de l’Hartmannwillerskopf. L’unité est également engagée à Verdun dans une guerre de position pour laquelle elle n’a pas été pensée. En revanche, l’Alpenkorps va se distinguer dans la guerre de mouvement lors de l’offensive de von Mackensen contre la Roumanie. Les unités de chasseurs font merveille quand il s’agit d’avancer dans les vallées et franchir les cols en petit groupes pour s’infiltrer derrière les positions roumaines et contribuer à dislocation de leurs lignes. Et elle brillera encore à Caporetto avec les mêmes procédés. Mais sa fin de carrière sera l’assaut infructueux contre le Mont Kemmel – plutôt un faux plat qui domine une plaine – dans les Flandres

C – L’ITALIE
– Tout comme la France et l’Autriche-Hongrie, a Reggia Escercita (l’Armée royale) dispose d’unités de montagne, les fameux Alpini. Quand le jeune Royaume entre en guerre en 1914, il dispose de 26 Bataillons d’Alpini. Leur nombre va s’accroître constamment durant le conflit pour atteindre 62. Les Bataillons sont regroupés au nombre de 6 au sein d’un Groupement. Lors de l’engagement, les Alpini sont engagés pour tenir les cols et les passages montagneux. Contrairement au prévision de l’Etat-major de Rome, les combats contre l’Empire Habsbourg ne va pas déboucher sur une grande manœuvre mais sur un « enlisement » dans les sommets. Du coup, l’emploi des Bataglioni di Alpini ne suffit pas et il faut engager les divisions d’infanterie normales. Or, les paysans de Toscane et du Mezzogiorno souffrent vite du froid et de l’altitude.
2 – DES SOLDATS AUX SOMMETS
– Tout naturellement, qu’ils soient autrichiens, français, italiens ou allemands, les soldats composant les unités de montagne sont recrutés dans les régions montagnardes : le Tyrol et le Salzburgerland pour l’Autriche-Hongrie (et même des éléments venus des Carpates polonaises et slovaques) ; la Bavière et le Bade-Wurtemberg pour l’Allemagne ; la Lombardie, le Piémont, le Frioul et la Vénétie pour l’Italie et, la Savoie, le Dauphiné et les Alpes du Sud pour la France. Bien que désavantagées d’un point de vue démographique en comparaison des régions planes et mieux urbanisées, les zones de montagne peuvent fournir un vivier de recrutement intéressant, notamment grâce aux communautés villageoises ou aux Bürger. Pour l’Italie, le recrutement se fait à partir des villes moyennes situées sur le contrefort des Alpes. Avant d’être incorporés au sein d’unités alpines, les soldats ont bien souvent exercé des métiers liés à leur environnement, notamment les activités agro-pastorales. Et leur habitude de vivre en altitude leur a permis de développer des capacités physiques qui les rendent bien plus endurants.
– Par conséquent – excepté le cas de la majorité des unités alpines françaises qui n’auront pas à combattre en montagne durant la majeure partie de la Guerre – le soldat montagnard devient un véritable spécialiste (2). Il subit un entraînement très poussé et reçoit un équipement spécial pour se déplacer en Montagne, notamment dans les secteurs enneigés. Ainsi, contrairement au fantassin classique, le soldat alpin est doté d’un armement relativement léger même si les mitrailleuses sont généralisées au sein des Bataillons. Pour l’équipement, il n’a rien à envier à son homologue d’aujourd’hui : piolet, paire de skis, chaussures spéciales, matériel d’alpinisme, cordage, etc. Au niveau des combats, les unités alpines ne peuvent être employées en grand nombre (1 bataillon varie de 400 à 600 hommes selon le pays). C’est donc en unités restreintes (à l’échelle d’une section ou d’une compagnie) qu’ils combattent généralement dans des conditions difficiles.
– Mais l’emploi de ses troupes « spécialisées » ne suffit évidemment pas. Autrichiens et Italiens notamment recourent vite à l’envoi d’infanterie dite classique. Or, comme souligné plus haut, ces soldats souffrent du froid et des conditions météorologiques. L’hiver, les températures descendent en-dessous de zéro et les sommets sont battus par les vents. Les armes gèlent et sont rendues inutilisables. Ils r peuvent également perdre leur endurance en raison du manque d’oxygène en altitude. Beaucoup de pertes seront attribuées aux engelures ou aux pneumonies. Isolés sur des pentes battues par le vent et la neige l’hiver et mal ravitaillés, les soldats peuvent perdre facilement le moral. Mais il y a un autre risque qui n’épargne ni le soldat montagnard ni celui de la plaine ; l’avalanche, à laquelle le soldat dans les tranchées de France et de Belgique peut apprécier d’échapper. Certains estiment que 60 000 soldats austro-hongrois et italiens ont été victimes de ce phénomène (3).
3 – LA MONTAGNE COMME NOUVEL ESPACE DE COMBAT
– Avant la Grande Guerre la Montagne n’avait pratiquement jamais servi de théâtre à une guerre de position de grand style. Cet espace étant encore perçu comme une forteresse de pierre inviolée et inviolable, ne pouvant être arpenté que par des populations locales pour des activités liées aux transhumances, comme par des alpinistes qui défient les hauts-somments. Avec la Grande Guerre, on observe alors une forme d’adaptation du combat de tranchée à plus de 2 000 mètres d’altitude.
Nous ferons ici surtout cas du front des Alpes qui est le plus intéressant, car en 1916, les Russes s’installent à l’est de l’Anatolie, soit au sud-est des pentes de Transcaucasie, ce qui limite ici le propos. On peut souligne tout de même que les troupes russes ont pu aménager des secteurs défensifs lors de la bataille de Sarikamis. Mais ils ne furent que temporaires et n’ont bénéficié que d’un aménagement de base, sinon lâche. Dans les Vosges, les Français profitent des ressources en bois pour construire des dépôts, des QG et des hôpitaux de campagne. De leur côté, les Allemands creusent des abris bétonnés et maçonnés qui résistent mieux à l’artillerie française. Et des deux côtés, on aménage des voies d’approvisionnement. Pour cela, les Français aménagent tracent la forêt vosgienne. Des combats ont lieu sur le Linge et sur le Vieil Armand durant l’année 1915. Joffre ayant ordonné de percer sur cette partie du front, fantassins français et surtout, BCP et BCA lancent assaut sur assaut au milieu arbres déchiquetés. Mais tous sont repoussés par un défense allemande mordante.

– Avec la stabilisation du front des Alpes, les combattants des deux camps creusent et aménagent des tranchées, des tunnels, des fortins et des abris dans la roche, ce qui nécessite une quantité conséquente d’explosifs à cause de la roche. Ajoutons que les sommets du Tyrol, du Trentin et des Dolomites sont parmi les plus abrupts d’Europe. Formés par des dents calcaires, leurs pentes possèdent une inclinaison avoisinant les 80°. En outre, l’emploi de l’infanterie est impacté. Les difficultés du terrain entraînent les deux camps à privilégier les assauts en petites unités sur des points précis, ainsi que les coups de mains contre les lignes ennemies. On ne compte plus les combats cours mais violents, mettant aux prises les soldats des deux camps armés d’armes blanches. La nature change en 1917, lors de la bataille de Caporetto quand les soldats de l’Alpenkorps (XIV. Armee allemande d’Otto von Below) s’infiltrent derrière les lignes italiennes par des accès difficiles, précipitant la dislocation du front du Général Cadorna. D’autre part, l’altitude et la configuration physique de cette partie des alpes a des conséquences sur l’utilisation de l’artillerie et de la logistique. Ainsi, l’utilisation d’artillerie lourde est très restreinte, des emplacements devant être aménagés spécialement à flanc de vallée. On arrivera à hisser des canons lourds à plus de 2 000 mètres d’altitude mais aux prix d’efforts quasi-surhumains. Pour acheminer les canons de campagnes, on utilise bien sûr les sentiers déjà existants mais ceux-ci sont vite encombrés. Et pour acheminer le ravitaillement (vivres, munitions, médicaments), on a évidemment recours aux animaux de bât (mules et mulets). Du coup, ont recours à des grues et des treuils qui doivent être installés préalablement sur les pentes. On a aussi recours à des pièces légères, plus facilement transportable mais souvent périmées. Pour l’évacuation des blessés, les deux adversaires rivalisent de prouesses. Des tyroliennes et des téléphériques sont installés pour transporter les convalescents d’un flanc de montagne à un autre, avant de les transférer dans des hôpitaux situés dans les vallées. D’autre part, l’observation et les réglages d’artillerie – tâches dévolues aux pilotes – sont rendus beaucoup plus difficiles, notamment l’hiver. Ainsi, la montagne rend l’artillerie d’autant plus aveugle.
– D’autre part, la nécessité de ravitailler et de relever les troupes en ligne dans les sommets nécessite un travail de forçat de la part du Génie. Avant 1915, le Tyrol et les massifs de Vénétie sont dépourvues d’infrastructures nécessaires. Il faut construire des ponts enjambant les torrents et de nouvelles routes. En 1915-1916, le Génie italien réalisent un véritable tour de force en creusant, dans une chaîne de montagne située entre Trente et Vérone, la Strada delle 52 gallerie. Il s’agit d’une voie de ravitaillement longue de 6,5 km serpentant de 1 200 à 2 000 m d’altitude, creusée par la 33e Compagnie du 5e Régiment du Génie et 6 Compagnies de Travailleurs (4) et qui relie la Bochetta Campiglia à la Porte del Pasubio. Le Génie Italien ayant dû percer plusieurs passages à l’explosifs.

NB : N’ayant pu traiter des Batailles de l’Isonzo au cours de l’année, j’ai décidé de palier partiellement cette lacune avec cet article.
En vous remerciant.
(1) Sur ordre de Londres, après la percée du Vardar, les divisions du Général Milne sont envoyées marcher sur Constantinople.
(2) WILCOX Vanda : Mountain warfare in the Italian Theatre in the War, British Library (Site web)
(3) Lu ici : http://www.worldwar1.com/itafront/avalan.htm
(3) 349, 523, 621, 630, 765 et 776 Compagnie di Lavoratori