Ernest Swinton et l’arrivée des chenilles dans la guerre

– L’histoire militaire britannique de la Première Guerre mondiale compte certes de personnalités caricaturées et incarnant le conservatisme de la coterie de la Cavalerie, tels French, Haig ou encore Allenby. Mais elle compte également des esprits ingénieux, imaginatifs et intellectuellement moins sclérosés, qui ont intégré plus vite la dimension industrielle du nouveau conflit. Parmi eux, Ernest Swinton, le « père » des chars britanniques, qui peut être comparé à son pendant français, le Général Jean Estienne. Cependant, il faut toute proportion garder quand on emploie le terme « père ».  Swinton n’a pas conçu les célèbres Tanks Mk engagés dans la Somme en 1916. Le mérite en revient à Walter Gordon Wilson, qui s’est lui même inspiré de travaux d’une entreprise privée de Lincoln. Mais Swinton a permis à ces engins d’un type nouveau de s’imposer – avec des primes difficultés – sur les champs de bataille d’Europe de l’Ouest. Avec le centenaire de l’apparition des Tanks lors des combats de Flers durant la Bataille de la Somme, l’occasion se prête à revenir sur cet officier qui, bien que n’ayant jamais exercé de commandement sur le terrain, contribua au basculement du premier conflit mondial dans sa dimension industrielle.

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– Fils d’un fonctionnaire de l’administration des Indes, Ernest Dunlop Swinton voit le jour à Bangalore le 21 octobre 1868. Il effectue sa scolarité en Grande-Bretagne (Londres, Rugby et Cheltenham), avant d’entrer en 1888 à la Royal Military Academy de Woolwich qui forme les officiers du Génie et de l’Artillerie, en somme les armes techniques traditionnellement dédaignées par l’Aristocratie et la Gentry qui préfèrent la Cavalerie, puis l’Infanterie. Sorti Lieutenant, Ernest Swinton est versé dans le corps des Royal Engineers (Génie), puis passe plusieurs années en garnison en Inde et en Grande-Bretagne. De 1899-1900, il sert contre les Boers en Afrique du Sud, principalement dans la construction de voies ferrées. S’il ne voit pas le feu, son action lui vaut néanmoins la Distinguished Service Order (DSO). Mais cet esprit observateur et curieux s’intéresse aux tactiques et aux techniques de combat des britanniques comme de leurs adversaires. Swinton réfléchit alors à comment mieux protéger l’infanterie en position défensive. Sa carrière se poursuit, sans éclats particuliers. Il alterne différent postes en états-majors, dispense des cours sur les positions  à Woolwich et rédige une histoire de la Guerre Russo-japonnaise.

– Il rédige en 1904 « The Defence of Duffer’s Drift », publié sous la forme d’un article de magazine sous le pseudonyme de  Lieutenant Backsight Forethought Ce court ouvrage est présenté au public d’une façon attractive comme un récit d’expérience mais il développe étape par étape, les problèmes inhérents à la tactique mineure d’infanterie. Par exemple, le passage d’une rivière (« Drift ») qui doit être défendu face à un ennemi supérieur en nombre. Il est clair que masser un maximum de défenseurs sur le point le plus faible mènera à l’échec. Swinton y plaide pour le creusement de tranchées profondes, avec parapets et  séparées entre elles pour diminuer l’effet destructeur de l’artillerie ennemie. Il préconise aussi de créer des champs de tir depuis des positions consolidées sur les deux flancs. Pour l’historien Paddy Griffith, Swinton reprend là des aspects propres à la géométrie des forteresses de Monsieur de Vauban (il deviendra plus tard instructeur en fortifications à Woolwich). Il n’en reste pas moins que l’idée des tirs croisés concentrés deviendra bientôt le credo du Machine Gun Corps. Même si « The Defence of Duffer’s Drift » concerne davantage la défense que l’attaque, sa méthode analytique fit une forte impression sur les tacticiens qui serviront durant la Grande Guerre. Mais certains l’interpréteront pour justifier le postulat voulant qu’un parti de fantassins – sans appui d’artillerie – peuvent venir à bout d’une force ennemie supérieure (1). Néanmoins, l’ouvrage de Swinton fait vite école chez les Non-commissioned Officiers (NCOs) canadiens et britanniques, de même que dans la jeune US Army.

– Fin 1914, sur l’ordre de Lord Horatio Kitchener, Ernest Swinton part pour la France comme correspondant de guerre officiel, les journalistes n’ayant pas l’autorisation de se rendre sur la ligne de front. Swinton est bridé par Kitchener qui examine – et censure – ses articles. Mais Swinton est frappé par l’enlisement du front et l’incapacité de l’infanterie à percer les lignes allemandes, barrés par des réseaux de barbelés. Pour son cerveau bouillant, si l’homme ne peut franchir les fils barbelés, la machine peut le faire. La solution lui vient alors du domaine agricole civil. Dans son livre « Eyewitness », Swinton raconte que l’idée lui est venue alors qu’il était en voiture sur la route Saint-Omer – Calais. Il dit s’être souvenu de ce qui lui avait raconté par voie épistolaire l’un de ses amis, Hugh Marriott, un ingénieur des mines dont il avait fait la connaissance en Afrique du Sud. Dans ses lignes, Marriott lui parlait d’un engin agricole dont il avait fait la découverte à Anvers. Il s’agissait d’un tracteur chenillé américain Holt Caterpillar Tractor. Swinton se met alors en quête de l’engin agricole et a la chance d’en trouver un exemplaire. Il estime qu’il est possible de le doter d’un canon. Mais l’idée d’employer ce type d’engins chenillés à des fins militaires n’est pas nouvelle. Là encore, elle vient du milieu civil puisque en 1911, l’ingénieur David Roberts de Richard Horsby & Sons avait tenté, sans succès, d’attirer l’intention des responsables militaires britanniques avec un engin chenillé fonctionnant à partir d’un carburant composé à partir de paraffine. Mais ironiquement, l’américain Benjamin Holt achète le brevet de l’invention de Roberts et lance la production de ses tracteurs chenillés. Du coup, Swinton ne fait que promouvoir l’invention de Roberts, après que celle-ci passa entre des mains américaines ! En revanche, les tracteurs chenillés étaient d’abord pensés et conçus pour faciliter le ravitaillement des combattants dans un terrain peu praticable. Swinton met volontairement de côté la tâche du transport en faveur d’une sorte de bélier en acier, qui pourrait être armé de mitrailleuses ou de canons afin de neutraliser les mitrailleuses allemandes.

– Revenons-en à la fin de 1914. Enthousiaste quant à sa découverte, Swinton écrit à plusieurs généraux et responsables britanniques pour les inciter à la développer. Si John French le commandant du BEF ne se montre pas intéressé, Maurice Hankey (le State Secretary of War) s’en trouve intrigué. Hankey transmet alors la lettre de Swinton à Winston Churchill, alors First Sea Lord (Premier Lord de l’Amirauté). L’enthousiasme de Swinton trouve alors un écho favorable chez le jeune ministre responsable de la Royal Navy. Paradoxe tout britannique, c’est donc la marine de Sa Majesté qui va accoucher (techniquement) du Tank. Mais à la même période, l’Army (Armée de Terre) qui est empêtrée dans la nouvelle guerre de position ne s’intéresse pas encore aux engins motorisés blindés. C’est la Royal Navy qui a lancé la première la production d’automitrailleuses afin de protéger les pistes d’atterrissage de ses avions situées en Belgique. Du coup, le Tank apparait comme une extension (« alourdie » dirons-nous) des automitrailleuses. Avec le soutien de David Lloyd-George, le Minister of Munitions (Ministre de l’Armement), Churchill donne pour un instruction au Landships Committee (le Comité chargé de la construction des navires de guerre) de lancer la conception et la fabrication d’un nouvel engin. La dynamique industrie britannique a pu lancer des dreadnoughts et des battlecruisers, elle va pouvoir lancer la production de nouveaux engins chenillés lourds, pour un coût moins élevé en acier et en Livres Sterling.
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– Deux noms sont alors retenus par les responsables militaires. Le premier est celui de Sir William Tritton, alors ingénieur chez William Foster & Co Ltd, une usine familiale spécialisée dans la fabrication d’engins agricoles. Tritton conçoit alors un engin chenillé, baptisé « Little Willie » (baptisé ainsi en « l’honneur » du Kronprinz Wilhelm) et doté d’une casemate pouvant protéger son équipage. Le second ingénieur retenu n’est autre que Walter Wilson, opérant alors à la Royal Naval Armoured Car Division, Walter Wilson. Wilson estime que l’invention de Tritton présente une silhouette trop haute, avec un centre de gravité procurant un trop grand déséquilibre si l’on ajoute un canon et si l’engin est amené à franchir des parapets. Sans entrer dans de trop grands détails techniques, Wilson finit par présenter un engin long de 9,9 m, lent (6 km/h), avec une casemate encadrée par deux larges chenilles à panier. Ce type de chenilles est prévu autant pour écraser les barbelés que pour franchir de profondes tranchées. Ce nouveau matériel est testé au Landship Committee en décembre 1915 dans le Lincolnshire. Si Kitchener se montre sceptique, Lloyd-George est enthousiaste. L’Army ne tarde pas à s’y intéresser, puisque Haig finira par envoyer un officier d’état-major, le Major Hugh Elles, afin d’assurer la liaison entre le BEF et le Supply Committee. D’abord baptisé « The Wilson Machine », « Big Willie », « HMS Landship Centipede », le nouvel engin reçoit la dénomination de « Mother » et le nom de code Mk I. Il est armé de mitrailleuses Lewis pour repousser les fantassins et faire taire les mitrailleurs allemands. D’autres versions armées de canons suivront. Mais c’est son nom de code que l’histoire retiendra. En effet, afin de tromper les espions et les renseignements allemands, les britanniques désignent leur nouvelle invention comme « Tank », c’est-à-dire comme un simple réservoir d’eau. Enfin, deux usines sont bientôt mises à contribution pour la fabrication : Fosters à Lincoln et Metropolitan Carriage, Wagon and Finance Company à Birmingham. Enfin, le Royal Tank Corps est créé.

– Mais posséder un matériel novateur est une chose, l’employer en est une autre. Or, il n’y aucune doctrine d’emploi pour ce type de matériel et du coup, l’Armée britannique part de peu. Dans un sens, le Tank est d’abord prévu pour être un bélier (plus perfectionné) sensé enfoncer les défenses ennemies (3). Au début de 1916, Swinton est promu Lieutenant-Colonel et nommé responsable de l’instruction des nouvelles unités de Tanks et crée le premier centre dédié au combat blindé. Les premiers résultats sont décevants. En dépit des cris de victoire de la presse britannique, l’engagement des Tanks à Flers pendant la bataille de la Somme n’est guère un franc succès. Nombreux sont les chars engagés qui tombent en panne et aucune percée tant attendue n’est enregistrée (4). Néanmoins, Swinton prend acte des erreurs et s’efforce d’améliorer l’emploi des chars, en intégrant la coopération avec l’infanterie. Il contribue ainsi à donner à l’Armée britannique une plus grande efficacité qui se démontrera tactiquement en 1918. Cette même année, il voyage effectue un voyage en Californie et rencontre Benjamin Holt à Stockton.

– Promu Major-General en 1919, Ernest Swinton se retire de l’Armée britannique. Il travaille département de l’Aviation civile mais enseigne l’Histoire militaire à Oxford de 1925 à 1939. Il publie également « Twenty Years After: the Battlefields of 1914–18: then and Now ». En 1934, il est promu à titre honorifique Commandant du Royal Tank Corps. Il s’éteint le 15 janvier 1951. Outre le DSO, Ernest Swinton était récipiendaire de l’Order of the Bath, de l’Order of the British Empire et de la Légion d’Honneur.

 


(1) GRIFFITH P. : Battle Tactics of the Western Front. The British Army’s Art of Attack 1916-1918
(2)  Rebaptisé plus tard « Tank Supply Committee ». Swinton lui-même en sera vite membre.
(3) KEEGAN J. : Histoire de la Première Guerre mondiale, Perrin
(4) BOUTET M. & NIVET Ph. : La Bataille de la Somme. L’hécatombe oubliée, Tallandier

 

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