– Avec Manfred von Richthofen et Hermann Göring, Erwin Rommel et Ernst Jünger restent sans doute les deux plus célèbres jeunes officiers allemands récipiendaires de la Croix de l’Ordre pour le Mérite, la plus haute distinction militaire pouvant alors être décernée outre-Rhin. Mais les deux hommes sont différents à bien des titres. La guerre que mena le futur Feldmarschall du IIIe Reich et celle du futur grand écrivain peuvent paraître différentes mais montrent quelques similitudes. En outre, leurs expériences peuvent expliquer leur carrière respective après 1918.
– Rommel et Jünger partagent au moins trois points communs. Ils sont tous deux nés dans une famille de confession protestante (évangélique pour le premier et luthérienne pour le second), ils sont tous deux fils de notables reconnus de Länder (professeur de mathématiques de Souabe pour l’un et chimiste de Heidelberg pour l’autre) et se révèlent volontiers rêveurs. Rommel l’était à l’école, d’où ses notes moyennes. Mais en 1905, son père réussit à l’envoyer dans les rangs des cadets de la Kaisersheer au sein desquels le jeune Erwin trouve vite sa place. S’il n’obtient pas les meilleurs résultats dans les examens physiques (en raison de sa petite taille) et en théorie, il est apprécié de ses instructeurs pour son sérieux. Malgré une réputation d’ascète des casernes, Rommel est devenu le père illégitime d’une petite Gertrud, née de sa liaison avec Walburga Stemmer. Plus tard, il se fera passer pour l’oncle de Gertrud et s’assurera qu’elle reçoive une bonne éducation. En 1912, après sept ans de travail assidu, Rommel est breveté Leutnant (sous-lieutenant) avant d’être encaserné à Weingarten (Wurtemberg) au sein de l’Infanterie-Regiment « König Wilhelm » (6. Württembergisches) Nr. 124. Si on ne lui prédit pas de faits d’armes exceptionnels, on apprécie son sérieux et son sens du devoir. De son côté, Ernst Jünger veut vivre ses rêves d’exotisme et fuir son milieu familial. Fort de sa maîtrise de la langue française, il pousse la porte du bureau de recrutement de la Légion étrangère à Verdun à seize ans (1911) pour découvrir l’Afrique. Arrivé en Algérie, il déserte de la Légion pour découvrir l’Afrique noire mais est repris par les Autorités. M. Jünger père réussit à le ramener en Allemagne et l’oblige à terminer sa scolarité au Lycée de Hanovre.
– En août 1914, Erwin Rommel connaît un début de guerre en fanfare peut-on dire. Comme beaucoup des siens, le jeune officier est euphorique et pense que la guerre sera aussi courte que victorieuse. Avec son régiment, il suit la 27. Division de la 5. Armee qui doit attaquer en Lorraine afin de retenir les troupes françaises. Erwin Rommel ne tarde pas à se distinguer dans la région de Longwy en menant des petits groupes de soldats à l’assaut de positions françaises autour du village de Bleid au fusil, à la grenade et même à la torche (B. Lemay). Il n’hésite pas à attaquer vingt soldats français qu’il surprend au repos avec seulement trois hommes. En septembre, il est blessé après un combat rapproché dans la forêt de Varennes en Argonne. Ses actions lui valent la Eisenes-Kreuz (Croix de Fer) de 2nde classe et lui apprend que des petits groupes autonomes bien commandés peuvent faire la différence sur le nombre adverse par des actions rapides. Après avoir été soigné, Erwin Rommel repart dans les rangs de son régiment de Wurtembergeois et combat en Argonne, où il se distingue en s’emparant d’un réduit fortifié français en rampant sous les balles avec quelques hommes. Cette action lui vaut sa seconde Eisenes-Kreuz, de 1re classe, cette fois-ci.
– Son cadet Jünger passe son Abitur (baccalauréat) en urgence avant de s’inscrire à l’Université de Heidelberg. Mais il est bientôt incorporé à Hanovre au sein du Füsilier-Regiment (Gibraltar) Nr. 73 pour recevoir son instruction. Le 27 décembre 1914, il rejoint les rangs de la 19. Division en Champagne et combat sur la Crête des Eparges. Blessé et évacué en Allemagne, il intègre la formation d’élèves-officiers de Döberitz dans le Brandebourg. Jünger rejoint son régiment en Picardie à Monchy après avoir reçu son brevet d’Aspirant. L’année 1915 ne lui offre pas de quoi se distinguer. Promu Leutnant en 1916, il suit un stage de perfectionnement à Croisilles mais il se fâche avec un Colonel. Il demande ensuite sa mutation dans l’aviation qui lui est refusée. Durant l’été 1916, il combat sur la Somme contre les Britanniques et reçoit sa seconde blessure. Renvoyé au front dans le Pas-de-Calais à Saint-Vaast, il reçoit sa troisième blessure ainsi que la Croix de Fer de 1re Classe. Revenu de convalescence en décembre, il prend le commandement de la 2. Kompanie du Füs.Regt Nr. 73. En 1917, après un mois d’instruction à Sissonne dans l’Aisne, il combat une nouvelle fois sur la Somme, au Fresnoy mais aussi durant la Troisième bataille d’Ypres contre les Britanniques et à Cambrai où il découvre les méthodes d’assaut mises au point par le Général von Hutier à Riga. Blessé à la tête au début décembre, il est élevé à la dignité de Chevalier de l’Ordre de la Maison de Hohenzollern pour ses faits d’armes.
– Alors qu’Ernst Jünger connaît les combats défensifs dans les tranchées, l’Oberleutnant Erwin Rommel fait l’apprentissage d’un autre type de guerre, fait de mouvements en montagne. Après une seconde blessure reçue à l’été 1915, il obtient le grade d’Oberleutnant (Lieutenant) ainsi que le commandement de la 4 Kompanie de l’Inf.Regt. Nr. 124. Mais Rommel ne reste pas plus longtemps à ce poste car il se voit incorporé au Königlich-Württembergisches-Gebirgs-Bataillon à Müsingen. Il s’agit d’une unité d’élite nouvellement formée, comptant 6 bataillons de chasseurs et 6 sections de mitrailleurs. Rommel prend le commandement de la 2. Kompagnie. L’unité est envoyée dans les Alpes autrichiennes, à Arlberg, pour y recevoir un entraînement poussé, notamment dans l’assaut de points ennemis importants dans un environnement difficile. Pour s’acclimater, le bataillon est envoyé sur le Front des Vosges durant l’hiver 1915-196 au sein de l’Armees-Abteilung « Gäde ». Rommel et ses soldats mènent des actions à ski contre des positions françaises.
Mais en 1916, le bataillon de montagne rejoint les troupes d’August von Mackensen chargées d’envahir la Roumanie. En effet, au regard du succès de l’Offensive Brousilov le petit royaume s’est rangé du côté des forces de l’Entente et contraint l’Autriche-Hongrie à mobiliser des maigres forces qui lui seraient plus utiles face aux Russes.
Rommel et sa compagnie sont vite engagés dans les Carpates afin de forcer des cols. Il forme alors des groupes de combattants comptant des tirailleurs et un mitrailleur. Le jeune lieutenant se fait une spécialité d’infiltrer les lignes adverses pour mieux surprendre les Roumains. Il joue aussi sur la complémentarité entre mitrailleurs et tirailleurs. Les premiers étant chargés de poursuivre et de repousser les possibles contre-attaques, pendant que les premiers percent les positions avant de progresser dans le dispositif roumain. Rommel et ses hommes se distinguent ainsi au début janvier 1917 à Gagesti dans la Vallée de la Putna en capturant 360 soldats roumains surpris en plein sommeil. Les Allemands n’accusant aucune perte.
– Mais si Rommel prend goût à ses nouvelles méthodes d’assaut, il acquiert une confiance excessive en lui-même autant qu’une volonté de se distinguer. Cela le conduit à prendre des risques pour lui et ses hommes et à faire montre d’un optimisme confinant à l’excès. Selon son biographe Benoît Lemay, Rommel va jusqu’à faire montre d’une sorte de mysticisme guerrier marqué par le triomphe de la volonté. Ce point peut, dans un sens, le rapprocher d’Ernst Jünger qui se représentera sa propre expérience des tranchées comme une manifestation d’une mystique du combattant. Expérience qu’il couchera dans les lignes froides, brutales sinon cliniques de « Orages d’acier », « Le boqueteau 125 » et « La guerre comme expérience intérieure ». Il y vante l’exemplarité du chef, la bravoure, la solidarité entre les hommes. Mais il y décrit également son expérience exaltante comme chef de groupe de choc, avec les combats au corps-à-corps, les duels à la grenade, les patrouilles et les coups de mains nocturnes (bien plus stimulant pour le moral que les travaux de tranchées). Mais la Guerre d’Ernst Jünger peut apparaître même détachée du sentiment de haine. En effet, dans « Orages d’acier », s’il souligne le sentiment de vengeance nourri par la perte d’un camarade, il ne montre pas les soldats britanniques comme des êtres déshumanisés. Pour preuve, il raconte de manière juste et humaine la découverte d’un cadavre d’un jeune Lieutenant des Royal Munster, ainsi que l’entretien courtois (et en français) qu’il s’octroie avec un Captain blessé et fait prisonnier.
– Après son succès en Roumanie, Rommel et son bataillon partent pour le front italien (Isonzo), au sein du nouveau Bayerisches-Alpen-Korps (XIV. Armee d’Otto von Below), afin de venir (encore) en aide aux troupes austro-hongroises. En octobre 1917, Rommel se distingue encore lors de la bataille de Caporetto. Pour motiver ses troupes, Otto von Below a promis de décorer chaque officier qui se distinguera dans la capture de positions italiennes de montagne dans un terrain difficile fait de ravins escarpés. Juste de quoi motiver l’intrépide Oberleutnant qui cherche ardemment à remporter la Croix Pour le Mérite. Placé en fer de lance de son bataillon de montagne, Rommel s’élance à l’assaut de la Cote 1114 et capture 2 500 soldats transalpins dont 62 officiers. Mais il se voit privé de la prestigieuse décoration au profit du bavarois Ferdinand Schörner, futur général nazi de sinistre réputation. Mais il en faut davantage pour décourager Rommel. Toujours à la tête de sa compagnie à laquelle il fait prendre des risques presque inconsidérés, il part à l’assaut du Monte Matajur et anéanti toute résistance de la Brigade Salerno qui se trouve rayée du tableau des effectifs de l’Armée royale italienne. Plus de 2 700 soldats sont capturés par Rommel et ses hommes. Mais notre officier se voit privé de la Croix Pour le Mérite en raison d’une confusion dont le responsable n’est autre qu’Erich Ludendorff. En effet, celui-ci a confondu Rommel avec son collègue Walther Schnieber qui a enlevé le Monte Colonna. Doté d’un talent précoce pour la propagande, Rommel dictera plus tard à un historien militaire allemand que les soldats italiens se sont rendus à lui et l’ont porté en triomphe ! Mais sa troisième tentative sera la bonne. Attaquant le village de Langarone en novembre, Rommel contribuera à la reddition de 8 000 Italiens pour la perte de 13 hommes. Pour ce fait d’arme, il se voit décerné, enfin, la distinction tant convoitée.
Rommel ne termine par la Première Guerre mondiale comme il l’a commencé, puisqu’il est envoyé ronger son frein au sein de l’Etat-major du LXIV. Armee-Korps à Colmar, loin de l’ivresse du combat.
– Beaucoup plus au nord, Ernst Jünger fait aussi l’expérience des groupes de fantassins destinés à percer les lignes ennemies. Dans le cadre de la grande offensive planifiée par Ludendorff dans le nord de la France, la compagnie de Jünger est convertie en unité de Sturm-Trupp ou Stoss-Trupp. Elle reçoit pour mission de percer les lignes britanniques en Picardie. Jünger est particulièrement frappé par la perte de la moitié de sa compagnie victime d’un tir d’artillerie. Mais dès le 21 mars, il connaît de nouveau l’exaltation et l’ivresse des combats offensifs. Il se distingue à l’assaut de tranchées britanniques mais fait aussi l’amère découverte des stocks de vivres importants, alors que lui et ses hommes attaquent l’estomac à demi vide. Blessé une nouvelle fois en avril, il rejoint le front à Vraucourt en Artois face aux Britanniques. Là encore, plusieurs mois de combats avant de connaître l’amertume de la défaite de l’été 1918 face aux troupes du Commonwealth près de Bapaume dans le Boqueteau 125. Blessé le 25 août, il repart en convalescence en Allemagne. Le 22 septembre 1918, alors que l’Armée allemande est en grande difficulté sur le Front de l’Ouest, Ernst Jünger a l’honneur d’être l’un des derniers récipiendaires de la Croix Pour le Mérite. Son expérience guerrière ne s’arrêtera pas là puisqu’il participera à la répression des insurgés communistes et socialistes dans les rangs des Freikorps.
– Quant à Rommel, auréolé de son prestige personnel, il trouve vite sa place dans la Reichswehr née du Traité du Versailles. Sa participation à la répression des Conseils d’ouvriers et des mouvements de gauche est assez limitée. Conspué et manquant une fois d’être lynché par des civils lors de son retour, il adhère vite à l’idée du « coup de poignard dans le dos » mais ne participe à aucun coup d’état.
Les trajectoires des deux hommes se différencient dès les années 1920. Après la publication de ses souvenirs de guerre, Ernst Jünger devient un écrivain très en vue dans l’Allemagne de Weimar. Imprégné de romantisme et de rationalisme, il développe l’idée d’un néonationalisme allemand fondé sur la régénérescence de la Jeunesse grâce à la guerre. Mais il refusera d’adhérer au Nazisme dont il réprouve l’idéologie. En 1940, il participera à la campagne de France mais passera presque toute la Seconde Guerre mondiale dans l’administration militaire à Paris, avec un bref passage par le Caucase en 1942.
Officier légaliste sous Weimar, Erwin Rommel adhérera pleinement à la vision du monde développée par Adolf Hitler en qui il verra le personnage providentiel pour l’Allemagne. A l’instant de Jünger, il connaîtra un succès de librairie durant les années 1930 avec « Die Infanterie greift an » (« L’infanterie attaque »). Inutile de s’attarder davantage sur sa carrière qui reste sans doute la plus connue des généraux allemands du IIIe Reich. L’historiographie récente enseigne tout de même qu’il n’a pas été le plus grand stratège et tacticien de la Wehrmacht, loin de là. Mais il saura rédiger une grande partie de sa légende. Légende alimentée dès les années 1940 par les Britanniques.
Lire :
– LEMAY Benoît : Erwin Rommel, Perrin
– ARBARETIER Vincent : « Rommel était un bon chef de guerre » in LOPEZ Jean & WIEVIORKA Olivier : « Les mythes de la Seconde Guerre mondiale », Perrin
– JÜNGER Ernst : « Orages d’acier »
– JÜNGER Ernst : « Le Boqueteau 125 »